Yvy et Otto ou l’aversion enfantine pour la lecture
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai aimé lire et écrire. Un de mes plus vieux souvenirs se rapporte à un livre : Boucles d’or et les Trois Ours. Ce souvenir qui m’a longtemps paru anodin est, en fait, de première importance. Il me faudra des années d’enquête pour comprendre à quel secret il se rapporte et de quelle mémoire à moitié effacée il est le vestige.
Toujours est-il que la famille haïtienne m’a raconté que j’ai appris à lire, à écrire et à compter en même temps que mon cousin qui avait cinq ans et qu’on préparait alors à entrer en primaire. Là-dessus, les témoins sont unanimes : personne ne m’a rien demandé, juste que cousin Junior étant mon aîné et inséparable comparse, mieux mon frère siamois adoré, je suis restée, comme d’hab à côté de lui, tandis qu’il découvrait l’alphabet et les nombres. Et tout ce qu’on lui a dit de faire, lire, écrire, calculer, je l’ai fait avec joie, parce que c’était avec cousin Junior. J’avais alors quatre ans. Donc cinq, le jour de la rentrée des classe où, en le voyant partir, j’ai tellement pleuré, j’étais si effondrée que les adultes ont dit : eh bien, qu’elle aille à l’école avec Junior. Le lendemain, j’étais dans sa classe, avec lui, mon cousin-frère, mieux mon jumeaux siamois haïtien.
Et voilà que quatre décennie plus loin, au début de l’année 2015, un ami me dit qu’un de ses fils ne lit pas et même déteste ça. L’ami est catastrophé, il a lu assez tôt, sa femme aime lire, aussi ne comprend-il pas son ado de douze ans récalcitrant. J’ai repensé à quelques pages que j’avais rédigées il y a quinze ans résumant une situation où la détestation de la lecture des jumeaux Yvy et Otto est liée à un secret de famille, en l’occurence une histoire d’enfant caché pendant une guerre entre deux pays imaginaires : la Landie et la Sestraquie où règne la dictature ataïste (ATA étant le parti unique). Je vous livre les premières pages de cette fiction intitulée Deleatur.
1. Ouverture
Les enfants, je vous livre ce qu’on m’a raconté, je n’étais pas encore née, c’était avant la guerre et l’occupation ataïste, et votre grand-père avait trois ans lorsqu’il a fait une chute dans un escalier au bas duquel se trouvait une boîte à outils en métal que sa tête a heurtée ; le bruit a alerté sa mère qui l’a retrouvé inconscient, le visage ensanglanté, sur le palier du dessous. Transporté à l’Hôpital général, Dnny est revenu à lui par intermittence, mais son état s’est dégradé. Le neurochirurgien a pris la décision d’effectuer une craniotomie à l’aide d’un trépan. Cet outil permet de percer les os du crâne, précisément découper un volet afin de vider l’hématome, donc la poche de sang susceptible d’endommager le cerveau. Encore de nos jours, il s’agit d’une intervention délicate, dont les séquelles peuvent être graves. Pourtant, c’est de la belle ouvrage que le neurochirurgien a accompli, qui a juste laissé une petite cicatrice géométrique au-dessus de l’oreille de votre grand-père que, souvent, l’air de rien, j’ai observé en songeant qu’à une ouverture adroitement pratiquée dans la tête, il devait la vie et, pourquoi pas, aussi son sens du silence et du retrait que la suite des évènements a affermi. Je veux parler de la guerre et la dictature militaire et mystique qui en résulte. Le bilan des vies détruites ou meurtries est une question qui hante les survivants et leurs descendants. Les gens comme nous, parce que, comme je viens de vous révéler, votre grand-père est un survivant xénoniste. Voilà le secret de famille dont l’histoire est assez singulière.
2. La résistance gémellaire
Au fil du temps, l’aversion pour la lecture des jumeaux Yvy et Otto était devenue telle que c’est du bout des dents qu’ils se farcissaient les ouvrages imposés à l’école. Et en dehors de cette obligation, nada ! Qu’importent les exhortations des parents, Lili et Natan, dont les demandes diplomates et les promesses de récompense avaient fait place à la confiscation du matériel fétiche : ordi portable, consoles de jeux vidéo, téléphones à écran tactile, Yvy et Otto avaient attendu que ça passe en faisant des apartés au fond de leur chambre. Après tout, les tortionnaires – les jumeaux dixit – restituaient toujours les joujoux électroniques.
Jusqu’au jour où ils ramassèrent un zéro en analyse de texte, assorti de quatre heures de colle, pour avoir piètrement pompé sur Internet un résumé de la partie la plus aventureuse de l’Odyssée d’Homère, en l’occurrence les chants de l’errance du héros. La sanction blessa les parents : Lili et Natan Halcier qui étaient les patrons d’Au Cœur des Livres, une grande librairie généraliste du centre-ville multipliant rencontres-dédicaces avec les auteurs, conférences-débats, lectures pour les petits et les moins jeunes. Un éventail de manifestations qui achalandaient À la Page, le café-concert – adjacent à la librairie – que tenait Sara, la sœur de Natan, et où se dégustaient gâteaux et petite restauration, au milieu des photos et des toiles des artistes frais émoulus de l’école d’art dont Sara était diplômée. Déménagée et agrandie il y a une quinzaine d’années par le père de Natan et Sara, la librairie avait acquis une réputation de pôle culturel sympa qu’aucun lecteur de la capitale n’ignorait, a fortiori, prof de littérature. Dans les yeux marron grisé de la quinqua qui avait convoqué le couple, l’évidence se lisait, ainsi que le constat fait l’année passée, en donnant cours à Yvy et Otto : peut mieux faire !
Assis à un pupitre du premier rang, les Halcier se dévisagèrent avec le sentiment cuisant de porter un bonnet d’âne. Ils s’efforcèrent de faire bonne figure, souci qui procédait de la politesse guidant également le choix de leurs vêtements, certes, de qualité, mais d’une simplicité simple, sans affectation ni effet de faux dépouillé qui, chez certaines gens aisées, sont le summum de l’élégance.
À son bureau, la professeur porteuse de la mauvaise nouvelle, un feutre rouge entre les doigts figés d’appréhension, se figurait en messager de Darius 1er que les Athéniens ont précipité dans le Barathre, le gouffre des condamnés à mort, à l’ouest de la cité. Pétris d’illusions sur leur progéniture qui n’était qu’un prolongement d’eux-mêmes, des parents courtois, au premier abord, discutaient de plus en plus les évaluations et à l’inverse des refus francs qui s’oublient, les insinuations saturnines, dont la grenaille s’accumule, valaient à l’enseignante des maux d’estomac.
Premier à s’extraire du mutisme, Natan, qui supposait l’origine des résultats médiocres dans la dynamique en tandem, proposa :
— Peut-être à la prochaine rentrée scolaire, faudrait-il les mettre dans des classes séparées ?
La prof signifia non de la tête.
— À douze ans, c’est déconseillé ! Ils penseront que vous portez atteinte à leur gémellité et, croyez mon expérience, ils se braqueront.
En quête d’assentiment, le regard de Natan se tourna vers sa femme. Lili abonda dans le sens de la prof :
— Le remède est pire que le mal ! S’ils pensent qu’on menace leur lien fusionnel, comme qui dirait leur territoire sacré, ils vont faire bloc.
Après un court moment, l’enseignante dit :
— Ces deux-là sont intelligents ! Et plutôt bonne pâte ! Profitez des vacances du nouvel an pour dialoguer avec eux et leur faire entendre qu’à plus ou moins court terme, l’indolence les conduira au redoublement.
En sortant de la salle de classe, Natan et Lili n’adressèrent pas la parole aux jumeaux qui leur emboîtèrent le pas, sans broncher. Sûrs que cette fois, ça allait barder, sur le chemin du retour, à l’arrière de la voiture qui empruntait les boulevards menant à la périphérie, ils continuèrent à faire profil bas : aucun clin d’œil furtif ni une marque de connivence appartenant à leur code secret, qui entretenait l’impression que les jumeaux allaient de conserve contre le reste du monde. À la maison, ils cherchèrent une échappatoire en filant dans leur chambre. La voix tranchante de Lili les fit revenir : ils se lavèrent les mains fissa et l’aidèrent à faire la cuisine, cependant que Natan s’enfermait dans la pièce servant de bureau au couple parental.
À la fin du repas qui se déroula dans un silence précataclysmique, les jumeaux furent presque soulagés d’entendre leur père exiger :
— Yvy, Otto, descendez illico, dans le coffre du bureau, ordi, consoles de jeux vidéo, téléphones !
Ceux qui, volontiers, prenaient des airs de voyageurs rançonnés par des brigands, en déposant leur trésor dans le coffre de confiscation, s’exécutèrent avec une figure inexpressive, puis debout, côte à côte, écoutèrent Natan les priver d’argent de poche, de cinéma, de sortie, de cadeaux du nouvel an avant d’appuyer sur un point névralgique :
— Et misère, la manie de prendre votre bain ensemble…
Les regards des jumeaux vacillèrent.
— À votre âge, ça suffit ! Ce n’est plus convenable.
L’énumération des représailles, somme toute, prévisibles, avait pour décor le bureau : ce foyer de l’enfer des livres, une infestation, partout, ils s’étaient glissés, tels des rats, dans les moindres fentes. Et pas un mur n’était disparu derrière les rayonnages bourrés de bouquins, ni une table ou une desserte colonisée par des collines de paperasses, cahiers et carnets, à commencer par les deux immenses planches de bois clair sur des tréteaux métalliques : leur vis-à-vis bordélique paraissait le Q.G. de l’annexion de la maison par les hordes d’écrits s’entassant dans les couloirs et les pièces de la maison sur des rangements d’une hauteur si étourdissante que le dédale semblait se resserrer.
Devant l’inexorable, les jumeaux avaient cessé d’inviter les copains d’autant plus ébahis que la télévision était bannie. Avec Internet, ils se disaient no blème, pas grave, mais le gonflant de la chose était le discours autour du bannissement qui présageait plus d’extrémisme de la chasse au gaspi et de la bouffe locale. Et ce jusqu’à l’anorexie matérielle et tout ça… Pour déjouer l’oppression du capitalisme ultralibéral, peut-être, un jour, les parents les obligeraient à porter des sabots d’un fabricant régional, un bonnet crocheté par une mamie du quartier et des frusques en fibres de lin tissées à la main… De quoi ils auraient l’air ? Comme seule la salle de bains avait échappé à l’impérialisme du papier que l’humidité moisit, à l’abri des murs libres et de l’épaisse brume protectrice, des heures durant, les irréductibles, enlevant la bonde et rajoutant de l’eau brûlante, barbotaient dans la baignoire, torride centre d’une résistance juvénile qui n’avait pas dit son dernier mot.
Un indémodable morceau pour se quitter : Paperback Writer des Beatles :
Dear Sir or Madam, will you read my book ?
Cher Monsieur ou chère madame, lirez-vous mon livre ?
It took me years to write, will you take a look ?
Il m’a pris des années, y jetterez-vous un coup d’œil ?
Based on a novel by a man named Lear
Il est inspiré du roman d’un homme nommé Lear
And I need a job,
Et j’ai besoin d’un travail
So I want to be a paperback writer,
Donc je veux être écrivain de livre de poche
Paperback writer
Écrivain de livre de poche
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