Une fresque de la quête poétique par Yves di Manno & Isabelle Garron
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, il est dit sur le site de Flammarion que l’anthologie vient combler « une étrange lacune et propose pour la première fois un large panorama des écritures de poésie en France, tenant compte de leur remarquable diversité ».
1500 pages ! Ça paraît beaucoup, mais, pour un passage anthologique, c’est peu.
Un nouveau monde offre un récit historique, dynamique comme une cartographie bourrée de repères, des enjeux, selon les auteurs, du geste poète de ces cinquante dernières années. Hantées par la question : qu’est-ce qu’un poème aujourd’hui ? ou qu’est-ce que la pratique poétique ? les notices générales d’Yves di Manno et Isabelle Garron permettent de comprendre les (r)évolutions de la deuxième moitié d’un vingtième siècle souvent réduit la rupture avec l’art de la versification classique opérée, en autres, grâce au vers libre, par les modernes et les avant-gardes.
Yves di Manno est un écrivain, poète et traducteur français, né en 1954 et Isabelle Garron, une poétesse, critique et enseignante-chercheuse. Leur ouvrage accueille, dans un mouvement chronologique, un peu plus d’une centaine d’auteurs illustres ou moins connus. Accueil, car, loin du simple florilège, le récit s’organise autour de problématiques et de questions ouvertes qui sont autant d’agoras, à la fois délimitées et ouvertes, ou autant d’étapes d’une exigence exploratrice qui dépeint le cadre dans lequel les auteurs apparaissent. De chacun d’eux, on découvre, en une dizaine de pages environ, les textes précédés d’une notice biographique et introductive éclairante. Les poètes sont ainsi situés dans le paysage des différents courants, tendances… Une mise en relief qui inclut l’apport des revues, établit des filiations, trace les chemins entre les archipels ou, du moins, les « constellations envisageables » selon les goûts et les critères d’Yves di Manno et Isabelle Garron. Sans oublier, les solitaires ou inclassables de chaque décennie… Rigueur et passion s’allient dans l’énorme travail de cette publication heureusement pédagogique qui fait état d’une matière contemporaine riche, en faisant la part belle aux plumes singulières, marginales et féminines. En voici deux textes :
Je mélange les lieux où tombent les hommes qui tombent.
Je ne me souviens pas où sont les lignes de front
si nous pouvons nous mettre autour
et les enfouir
appuyer ses doigts le long
les masser puis les marcher avec les pieds
dessus courir sans se prendre les pieds dedans.
Je ne me souviens pas de l’histoire ni de la géographie de ce qui s’accomplit je ne me souviens pas de la situation des pays les uns par rapport aux autres sauf alphabétiquement
l’Iran touche l’Irak touche Koweit
le K de Kurdistan dans Turquie dans Irak
Les K de Kongo
dans Kasaï Kiwu Katanga
les voyelles entremêlées de Rwanda Burundi Ouganda
je me rappelle les proximités sonnantes
Daghestan Kazakhstan Kirghizistan près d’Afghanistan
les voies ghijk de l’acheminement du pétrole
les S de squelettes dans Somalie Soudan
et les os du E de Érythrée Éthiopie
Participe présent (extraits), in Le bleu du Ciel, OSCARINE BOSQUET p. 1394-1395
Le visage est un peu flou, on ne sait pas qui
a laissé ce bleu
pour le recracher
(si précisément)
avec tant d’obstination
aussitôt
Et sur les doigts, traces
« neige bleue » pas fondue
Souvenirs bout des doigts qui noircissent
cendres presque rien
Mot après mot
suivent
morceaux de
Bleu Brisé
On sort avec précaution le squelette
De mémoire il fut
recouvert
de strates
et méconnaissable
maintenant
Extrait in Le même geste de FABIENNE COURTADE, p. 1267
À l’extraordinaire diversité des espaces poétiques actuels d’Un nouveau monde, peut-on trouver un commun dénominateur ? Je m’y risque pour les besoins d’une conclusion invitante : toujours aussi engagée, sensible aux tragédies de la condition humaine, cette poésie française poursuit intensément la liberté dans hybridité formelle, l’oralité, la visualité…
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, en guise de clin d’œil à l’étonnante photo sur la couverture de l’anthologie, on traverse l’Atlantique et même bien davantage, puisqu’il est temps de se laisser surprendre par Nothing is Real (Strawberry Fields Forever) du compositeur américain Alvin Lucier, un plasticien sonore qui a collaboré avec John Cage.
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