Le versant animal de Jean-Chrisophe Bailly est un texte de la collection Le rayon des curiosités des éditions Bayard, dans lequel je me replonge volontiers. Peut-être ai envie de le faire parce que le 3 mars, c’était la Journée mondiale de la vie sauvage ? Pourtant, c’est l’extrait du chapitre 14 que j’ai choisi analyse la présence d’un animal domestique, en l’occurrence, l’âne dans le tableau Le Repos pendant la fuite en Égypte du Caravage :
« On a souvent signalé la beauté toute particulière de cet ange au doux profil, ainsi que la singularité de cette version d’un épisode si souvent représenté, mais je suis étonné qu’on n’ait pas davantage été frappé par une autre beauté et une autre douceur qui s’ouvrent dans le tableau entre le visage du vieux saint et celui de l’ange : autrement dit par cet âne qui, placé dans le fond supérieur de la scène, semble pris dans un sous-bois et dont le Caravage a choisi de ne montrer que la tête ou plus précisément l’œil. »
« Or c’est cet œil qui troue le tableau, juste un regard au-dessus de l’archet dont joue l’ange, œil immense et noir où palpite un léger reflet blanc. Et ce qui compte, ce n’est pas tant que cet œil soit extraordinairement serti comme le sont ceux des ânes, qu’on dirait souligné d’un épais khôl, et que le Caravage ait donc donné à l’animal, dans ce tableau de jeunesse, un puissant effet de réalité, c’est qu’il a véritablement voulu que le regard de l’âne soit visible et qu’entre la tête chenue du saint et les boucles d’or de l’ange et alors même que le saint regarde l’ange et que l’ange lit la partition « quelqu’un » nous regarde. Par rapport au sommeil de la Vierge, ce regard agit comme une veilleuse, par rapport au dialogue musical il agit comme un silence, il est le silence descendu où s’inscrit toute la scène, il en contient l’étrangeté rêveuse, l’épanchement mélancolique » p. 67-68
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, avec Le versant animal, l’écrivain, poète et dramaturge Jean-Christophe Bailly, né à Paris en 1949, explore les pistes des mondes animaux, en dissident opposé à la vision exclusive de la métaphysique traditionnelle.
Dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman écrit : Personne n’a le droit d’exiger de la mer qu’elle porte tous les bateaux, ou du vent qu’il gonfle perpétuellement toutes voiles. De même, personne n’a le droit d’exiger de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines fonctions.
Et qu’en est-il des animaux ? À quoi ressemblerait une pensée qui ne les réduirait pas dans une fonction, une utilité économique, une condition d’objet ? Une pensée synonyme d’inquiétude de la dignité du vivant animal ? Le fantastique Versant animal participe de cet esprit de non-subordination des mondes animaux aux mondes humains. Les créatures y apparaissent, pour ce qu’elles sont : un vivier de souverainetés dont l’étrangeté fuyante et la présence saisissante ont quelque chose d’obsédant.
C’est la rencontre nocturne d’un chevreuil, dont le jaillissement instantané et fugace l’émeut aux larmes, qui lance l’érudit, émerveillé par les altérités animales, sur les traces réelles et symboliques des innombrables créatures dont il décrit la grâce des robes, pelages, plumages, et célèbre les mouvements, les odeurs, les cris et les chants (voir chapitre 24), en somme, approche la réalité autre, car, même familière, même domestique, obscure.
À l’inverse de la thèse d’Heidegger : L’animal est pauvre en monde, l’auteur défend l’idée d’un monde d’une richesse excessive, exubérante, grisante : C’est ainsi qu’il faut imaginer la, les vie(s) animale(s): des vivants immergés dans la signifiance. p. 108-109
L’auteur rappelle que Plotin considère chaque être, c’est-à-dire « les êtres raisonnables comme les bêtes et même les plantes et la terre qui les engendre », comme une production et une contemplation, comme une pensé qui est une action et comme un souvenir. (p. 112 et p. 113).
Le propos, dénué d’anthropomorphisme est heureusement surprenant. Il entraîne dans l’interrogation de ce que sont et peuvent les êtres animaux. Autrement dit, le monde propre de l’animal sujet : Là où s’ouvre le soupçon qu’il est ou pourrait être à lui-même quelque chose comme une pensée (p. 30). La fugue méditative convoque avec un brio jamais pesant, le patrimoine littéraire, philosophique, pictural et cinématographique…, sans oublier des éléments biographiques, tel que le séjour au Kenya (chapitre 26), en compagnie du peintre, auteur et scénographe français Gilles Aillaud (1928-2005).
Le versant animal est un voyage ciselé en courts chapitres hybrides qui forment un patchwork tout vibrant de l’attention pour le secret des bêtes, leurs activités, leurs manifestations, leurs quêtes singulières et l’imbrication de leurs territoires sur la terre, dans les airs et les eaux. Des territoires sur lesquels Jean-Christophe Bailly est un mélange d’esthète passionné et de pisteur désireux d’avancer sur la pointe des pieds et d’une pensée à l’écoute des mystères animaux en soi et non pour nous, humains dont la présomption et les besoins tiennent lieu de sensibilité.
Chaque pas dit la beauté entêtante et insaisissable du règne des bêtes à l’origine des croyances religieuses et des mythes, ainsi que source d’inspiration des artistes et des scientifiques. Chaque page est un hommage à la variété des formes de vie entremêlés, liée les unes aux autres. Ces pelote de façons d’existence sont d’une complexité qui dépasse l’entendement.
Une chose est d’invoquer comme un droit abstrait, et selon son nom abstrait la « biodiversité », une autre est de vraiment se pencher sur la multiplicité des éclats et des états par lesquels le monde animal se révèle et se dissimule dans l’immense jeux de cache-cache de ses lieux natifs… (p. 91)
Qu’elle soit domestique ou sauvage, cette richesse vivante est exploitée et menacée faute de regard pour les êtres qui, pourtant, nous regardent : L’animal est une forme qui lève les yeux vers nous, et cette forme qui peut de toute autre façon nous émouvoir, et qui le fait constamment, est la seule qui ait avec nous ce pouvoir en partage. (p. 85)
Le souci des animaux, au fond, l’accueil de leur regard ouvre à un autre univers de pensée, à un autre ordre de sens, du sens du vivant qui renvoie au frisson du rapport intime et ancestral aux créatures animales. N’est-ce pas que les mondes animaux ont le pouvoir magique d’enchanter l’enfance, toutes enfances, celle des aubes de l’humanité et des premiers pas du petit d’homme ? Tant du point de vue individuel que collectif, la perte de cette conscience ne fait pas devenir adultes, mais misérables. Avec l’affadissement du prestige des animaux dans nos esprits et leur effacement physique dans nos horizons, n’est-ce pas à notre propre disparition que nous risquons d’assister ?
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, le temps de l’amour est vivement attendu avec There will be time du groupe britannique Mumford & Sons accompagné par l’extraordinaire chanteur sénégalais Baaba Maal.
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