Les vagabonds sans trêves sont un espace de non-exclusion de la folie
Aussi vrai que chaque lecture apporte une nouvelle vision d’un roman, mon regard sur la folie n’a cessé d’évoluer avec le temps et l’expérience. J’ai à cœur d’affirmer à quel point cette réalité m’importe et quelle dette d’être conscient, compatissant, curieux de comprendre, je lui dois. Mais ceci est le bilan d’un long cheminement inachevé dont le point de départ enfantin était tout de même lourd d’effroi.
Voilà ce que l’écriture en a fait :
Un mois et demi après l’arrivée en Belgique de j’étais Christophe, le petit bébé est sorti tout mort du ventre de la mère, laquelle est rentrée de l’hôpital les yeux gros de ce vide transfusé aussi au père qui a raconté à Géraldine le terrible de l’accouchement, à six mois, on peut dire ça du long travail en vain. C’est ainsi qu’a été su comment naissent les petits bébés qui sont vivants et ceux qui sont tout morts. Géraldine a demandé où était le petit bébé maintenant. Le père a dit qu’il l’avait enterré au cimetière et que le bébé était monté au paradis du ciel. Le père était trop malheureux, alors elle n’a pas osé demander comment s’envole le petit bébé qu’on met dans la terre, comme une graine ou les choux qu’on plante à la mode de chez nous. Est-ce que ce sont les anges qui viennent le chercher ? Ils devaient faire ça la nuit. Et le petit bébé mort, sans personne dans la terre, Christophe l’a imaginé, pendant ce temps, avoir très peur et froid.
Avec le petit bébé parti là-haut devenu affaire de tous disponibles pour la course sans retenue du vide, a commencé un voyage de groupe dans la place faite à la stupéfaction de ne pas comprendre dans quelle région rude d’extraction de soi, chaque jour, on s’enfonce ensemble et, en même temps, esseulé toujours, à se demander tant les versions divergent, dans la forme et le fond, si on a vécu dans les mêmes murs, les mêmes événements.
Bien qu’il soit tentant d’imaginer qu’en bille blanche dispersant les boules de billard, le choc a lancé chacun dans sa dissidence propre, cette image, c’est laisser de côté que la scission est aussi grièvement passée par le dedans où Christophe qui ne comprend pas ce qu’elle fait là, en a plein le dos des bottes, manteaux et autres vêtements lourds, et plein le ventre des assiettes interminables, l’appétit n’important pas, ici, on doit manger pour manger. Alors le père insiste, qui la dit maigre, ce qu’elle est en comparaison des blondinettes solides de sa classe. Et Christophe, qui n’a jamais connu la faim, mais la corne d’abondance des fruits exotiques dont les noms font saliver : mangue, papaye, corossol, grenadine, ananas frais, s’est mise à redouter l’hallucinante vision alimentaire nordique, toujours si gros pavé de bœuf sanglant, accompagné de montagnes de frites ou de purée et de choux de Bruxelles, d’endive ou de brocolis. Pourtant nourriture viandue, étonnante choucroute aigre, tripes et andouillettes, ronde d’escargots de Bourgogne souleveur d’entrailles, fort sentant fromages et autres bizarreries sont moins mauvais que l’hiver vainqueur dehors et encore plus dans les gestes congélo de la mère, pourtant choyée par tous : en particulier, le père et la grand-mère Victoria. La mère dont d’emblée, Christophe a craint, sans en mesurer la portée, la figure pêle-mêle de tension et de colère que n’expliquait pas la seule fatigue de la grossesse. Manman Énéide, la tante-mère, était gentille quand, dans son ventre gros, poussait bébé Jean-Ronel qui est né deux mois avant que Christophe ne parte. Plus significatif : lorsque j’ai demandé d’écrire une carte de Noël à la famille, donc aux cousins et à l’oncle et la tante qui sont le père et la mère en Haïti, comment oublier le : mais qu’est-ce que tu crois ? glapissant de la mère, quand vas-tu réaliser, c’est nous ta famille !
L’arrangement dans la tête est je-Andréa, métonyme ouvrier d’on doit arriver à faire et être différente, autant acteur de l’adaptation que spectateur privilégié de la dérive de l’esprit et du corps de la mère, laquelle Andréa, en rentrant de la garderie, d’emblée, en même temps que le fumet des casseroles, sent à la façon féroce dont les yeux gonflés en grand deuil rouge la considèrent sur le pas de la porte, que ce sera jour mauvais où, comme le père travaille tard, c’est sur elle que la voix noire dessalades ! sansfierté ! dessalades ! sale ! salie ! salledetortures ! tourment ! quies-tu ? avorton ! saleté ! saletête ! tunepeuxpasêtre ! la voix noire brouillamini continu va planter les banderilles de ses vociférantes paroles bizarres saligaud ! jetehais ! profiteur ! têtedemort ! salaud ! crapaud ! crapule ! pourquiteprens-tu ? Et alors Andréa est comme le chien qui ne comprend pas le sens des mots, mais perçoit presto qu’ils ne lui veulent pas du bien. L’obstination insecte ! vermine ! gale ! poisse ! poison ! hideuseatrocité ! hyènetordue ! de la voix noire déferlement d’incohérences tranche avec la faiblesse visible du corps fluet en chemise de nuit et peignoir qui, parfois, s’effondre sur le canapé luisant en skaï blanc, regard opaque cataracte d’absence ou de haine. Si par étourderie, Andréa l’appelle alors maman, la voix noire manne d’apocalypse pourquoies-tulà ? retourneàlaterre ! tunevispas ! la voix noire crache : petiteçan’estpasmoi ! ou enfantellen’estpaslà ! ou jenesuispaselle !
Aussi Andréa évite adresse et coup d’œil au corps mince comme du papier à cigarettes qui se traîne jusqu’à la cuisinière et reste posté devant, bras ballant ou accomplissant ses mouvements dans d’inquiétants ralentis tandis que, autonome commentestu ? retorse ! tumensmens ! poison ! commentestulà ? empoisonneuse ! corruptrice ! quiquiquic’est ? la voix noire geyser d’incompréhensibles pouilleuse ! vicieuse ! vautréedanslestupre ! vit sa vie lanceuse d’à nul pareil entendu, qui traque et attrape toute la tête perdant ses moyens d’existence des traversées des mondes différents, apprentissage du savoir et des gens dont la mentalité déconcerte. Les je tassés ne savent que penser, sauf Andréa qui, seule, doit l’il faut consigne quotidienne de déposer son cartable dans sa chambre, mettre ses pantoufles, bien se laver les mains dans la salle de bains. Ensuite, en bon petit soldat, se rendre à la cuisine contrée en colère livrée aux sons qui s’y querellent et confisquent l’air, pour se faufiler jusqu’au tabouret de l’autre côté de la petite table, au plus loin du corps de la mère, mais non des aléas de son regard tanière froide qui ne fait pas grand-chose d’elle.
Parfois, le corps de la mère monstre bondit et un animal index voltigeur exécute truie ! dévoyée ! meurtrière ! jetehais ! empoisonneuse ! révoltantecrasse ! tagueule ! salope ! la danse de la menace devant le nez… de qui ? Qui – oxygène, cœur, fesses sur le tabouret – sent tout se raréfier, le monde être escamoté sous la vision du membre envahisseur et, au milieu de la défiguration, la bouche tordue par la voix noire hideuse à son comble. Puis le grand corps péril en la demeure s’éloigne, avec la voix noire tut’ensortiraspas ! rebutante ! personne ! tuespersonne ! avorton ! et retourne se poster près de la cuisinière et des casseroles. Alors, des décombres du danger, le petit corps défigé sort et Andréa se retrouve entière sur le tabouret à attendre le repas, sans penser à mal, en – tête de linotte – se disant rien. Son cœur bat, son nez respire, ses yeux voient, il n’y a que ça qui importe, le reste ne la concerne pas. Il ne s’agit pas d’elle. Dont ce n’est pas de la faute. Parce qu’il est encore impossible de sonder le lugubre où la pensée fait fosse commune avec l’irréparable.
Parfois les mains de la mère éteignent la cuisinière trop tôt et servent les mets un peu crus. Parfois, réduites au peu d’être du corps, bouche entrouverte, effondré sur le second tabouret, les mains, ranimées par l’odeur de brûlé, s’occupent enfin de couper les flammes, et, après avoir ouvert si lentement la fenêtre, restent longtemps perdues devant le placard pourtant pas bien grand, comme étouffées par l’effort de trouver deux assiettes pour servir la nourriture légèrement cramée, mais mangeable – sinon on se rabat sur des tartines.
Parfois, sur la table à manger en verre fumé, en face d’Andréa, le corps épuisé de la mère, la bouche scélérate ! blatte ! maisquies-tu ? quidonc ? malade ! tarée ! rattemalveillante ! tuvascomprendretadouleur ! toujours vociférante et les mains lentes, avale peu et aussi lentement que la petite mangeuse Andréa, la nourriture d’ici ne lui plaisant pas, les fruits nouveaux, comme les pommes et les poires, ne sont jamais sucrés, et les bananes fades et les oranges acides n’ont rien à voir avec celles d’Haïti. Pire, une variété dite sanguine, rouge foncé à l’intérieur, lui a collé la frousse de sa petite vie !
Parfois, après avoir servi le repas d’Andréa, le corps de la mère retourne direct se coucher dans le grand lit blanc de la grande chambre dont il ferme la porte du calvaire cotonneux. Parfois, en chemin, il fait une pause plus ou moins longue sur le canapé luisant en skaï blanc, y demeurant assis ou étendu, toujours accompagné de truieimmorale ! jenetecroispas ! tecroispas ! coureuse ! dérangée ! dépravée ! détraquée ! âmeflétrie ! femellemalpropre ! décédée ! la voix noire débit rapide d’un grand mélange d’inconnus. Dans ce cas, Andréa allume la radio et picore sur la petite table de la cuisine, en fredonnant, Fais comme l’oiseau / Ça vit d’air pur et d’eau fraîche, un oiseau, les refrains des chansons faciles qu’on lui a apprises à l’école.
Extrait du projet de roman Les Fictions schizoriginelles.
On se quitte avec la plage d’extrême étrangeté sombre, d’irréalité puissante d’Étant donné tiré de l’album Offenbarung und untergang (1999) avec Eric Hurtado & Marc Hurtado (musique), Michael Gira (voix), Mark Cunngham (trompette), Saba Komossa (voix). Lentement les voix, parlées toujours, jamais chantées, déposent les mots en allemand. La diction évoque la voix d’un fou. Les mots sont ceux de Offenbarung und untergang du poète austro-hongrois Georg Trakl, un texte de 1914 relatant une aventure bizarre et cauchemardesque… Trakl est un pharmacien sous dépendance de l’alcool et de drogues, un dépressif tourmenté par la peur de la folie qui sert, brièvement, dans les services sanitaires, sur les fronts de la première guerre mondiale. L’expérience le dévaste. Après une tentative de suicide, il est transféré dans un l’hôpital militaire, où il décéda d’une overdose de cocaïne. À l’âge de 27 ans, fin 1914. Les autorités médicales de l’hôpital militaire concluent à un suicide mais la chose n’a jamais été éclaircie.
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