Hommage vagabond à une aventure qui inspire
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, le 26 novembre 2017, j’ai revu, au cinéma Vendôme, à Bruxelles, le film Ouvrir la voix et sa réalisatrice afroféministe Amandine Gay. J’avais déjà loué le travail lors de l’avant-première du 1er février 2017 à Bozar, le palais des Beaux-Arts, un des grands lieux culturels bruxellois (compte-rendu ici).
Le long métrage documentaire était à la hauteur de ses promesses ; des promesses ambitieuses, donc stimulantes, au point de les relayer, en décembre 2016, dans un article (lire ici), avant même de l’avoir vu.
Pourquoi ai-je tenu à le revoir ? Parce que ce film indépendant 100% auto : produit, distribué, promotionné fait salle comble, si bien qu’il a comptabilisé, à la mi-novembre, presque dix mille entrées. Oui, vous avez bien lu !
Afin de mesurer la tâche titanesque que la jeune réalisatrice française a accomplie, je vous renvoie à son article (ici). Ce tour de force impressionnant doit être soutenu en salles et en assistant aux projections-débats en France, en Belgique, en Suisse et au Canada, puisque là, pour le coup, faire acte de présence vient grossir des chiffres plaidant pour le changement.
Le changement commence par la réappropriation de la narration, comme ce blog propose, depuis la rentrée avec la catégorie vagabonds experts où un·e intervenant·e décrypte une phrase ou une situation emblématique du type de racisme auquel j’ai été confrontée, et ce à la faveur d’une interview qui met en évidence la complexité des faits et la qualité de la réflexion lorsque la liberté de parole est cultivée. L’autre nouvelle catégorie, appelée entretiens compris, regroupe des interviews réalisées au hasard des rencontres riches de connaissances…
L’autre raison d’y retourner est mon côté récidiviste culturelle, non pas fidèle, mais loyale aux œuvres artistiques éclairant les nuances du monde : loin d’être du consommable, elles sont les compagnes de route vers lesquels il faut revenir. Les consulter, c’est alors poursuivre la conversation sur les problématiques à (re)découvrir et les possibles à forger…
Comme la consistance de ces œuvres crée des effets de synergie, des enthousiasmes, des effervescences d’agora, ma voisine de rangée était, par bonheur, Cerina de Rosen d’Ethno Fashion Week Brussels, ayant, le 7 mars, 2017 organisé l’Afro Women’s Voices Talk présenté par Yvoire de Rosen (lire ici). À ses côtés, se trouvaient des membres du Mwanamke Collectif Afroféministe Belge que j’ai eu le privilège de rencontrer au début de cette année (article ici).
Qu’en est-il de mon deuxième visionnage du film ? Eh bien, j’attends, avec impatience, sa sortie en DVD pour l’offrir aux proches. La cohérence du fond et de la forme est remarquable. La caméra portée, les visages diversement foncés, en plan rapproché, exprimant un large éventail d’émotions, oui, ces partis pris, liés à la contrainte financière d’un doc à micro budget assuré en partie par quatre cents internautes, c’est magnifique, ces choix fonctionnent. Ils agissent comme un impératif généreux entraînant le spectateur qui n’a d’autre option que de voir et d’écouter.
Qui et quoi ? Des intervenantes dont la beauté singulière s’impose : en photo, l’arrière-plan flou, qui attire l’attention, s’obtient en utilisant une faible profondeur de champ, en ouvrant le diaphragme ou en s’approchant du sujet, mouvements symbolisant bien l’élargissement de la conscience.
Le film est organisé par thèmes (Il va falloir lutter ; C’est un mille-feuilles ; Vivons heureux, vivons cachés…), avec quelques scènes extérieures, des séquences qui traitent des doutes quant aux partis pris d’une esthétique théâtrale, du cabaret burlesque so glamorous et font entendre des extraits comme Les exclues du marché de la bonne meuf tiré du King Kong Théorie de Virginie Despentes, et Mon mal vient de plus loin… du Phèdre de Racine…
Les mots poignants, sensés, politiques, drôles, intimes, savants, révoltés, profonds, perdus des intervenantes témoignent de la part commune, des fêlures essentielles, car être fêlé, c’est ce que tous nous sommes ! L’être humain est cette créature pas finie, qui ne peut exister qu’en coexistant. En tout lieu et en tout temps, l’odyssée de notre espèce est celle de l’interdépendance : s’il y a une donnée universelle, c’est bien la sociabilité. Or, les femmes noires ont une connaissance approfondie du fait que l’allant de soi ne va pas de soi…
L’exposé est synthétique : plutôt que de fouiller quelques individualités, au risque de noyer l’attention dans une constellation d’éléments spécifiques, peut-être inutilement psychologisants, Amandine Gay propose une marqueterie, dont les tesselles sont le visage et la voix des forces et des fragilités de chacune.
Cette construction assure l’identité visuelle et narrative du doc. Si, dès les premières secondes, on est confronté à la question de la racialisation des femmes, le sens, lui, apparaît, petit à petit. Sa montée dure deux heures qui filent vite. On est emporté par l’émergence progressive de la réalité dont la représentation répond à une double exigence esthétique et éthique : cette union du beau et bien est le kalos kagathos de l’antiquité grecque.
La sobriété maîtrisée du montage mosaïqué a le mérite de resserrer, de façon franche, mais sans sacrifier la nuance, les questions abordées autour des articulations ou des nœuds fondamentaux. Est, ainsi, livré le squelette nécessaire à l’appréhension d’un sujet très dense. Saluons un vrai effort de simplification qui donne envie d’en savoir et d’en dire plus.
Le traitement est à l’opposé de la neutralité de surplomb, posture méthodologique qui, de ce genre de thématique, est le travers de l’anthropologie, mais encore du journalisme privé de temps et de moyens. À cette fausse distance, Amandine Gay privilégie le dispositif intimiste de l’entretien, la forme dialogique qui permet d’entendre sa voix plutôt discrète et de sentir que la matière l’engage entièrement. Quoi de plus naturel pour un documentaire, me direz-vous ? Mais justement, le fait d’être trop impliqué dans le sujet, trop passionné, est un reproche fait aux Noirs. Ils manqueraient d’objectivité, dit-on, sans interroger le bienfondé de la réprobation, la couleur trompeuse de cette définition de l’objectivité, qui a défini le critère et comment il s’est construit autour de certains sujets et est reproduit afin de préserver une paix sociale négative au détriment de la pensée du réel.
Cet état d’esprit partial s’oppose aux créateurs, issus des minorités, qui désirent faire sens autrement, incarner à l’écran l’universel non régional. La cinéaste afroféministe Amandine Gay a relevé le défi de persévérer en indépendante, afin de trouver la juste distance avec l’objet, la représentation intègre qui révèle les disparues sous les préjugés, fait entendre leur pertinence effacée par les clichés.
Les obstacles quotidiens auxquels doivent faire face les femmes noires ne sont pas une problématique mineure, marginale ou spécifique, mais une question de droits de l’homme. Que disent les intervenantes ? Qu’on ne naît pas femme noire, mais qu’on se découvre telle dans le regard de celui qui affirme, parfois inconsciemment, les supériorités normatives du masculin et de la blancheur.
Ouvrir la voix montre que ce n’est pas un accident si certaines sont contraintes de vivre avec le fardeau de la dévalorisation systémique. La longue histoire des émancipations n’empêche pas la reproduction des dualismes hiérarchiques masculin-féminin, Blanc-Noir organisant les sociétés de façon à exclure et entraver une partie de la population. À chaque étape de le la vie des femmes noires, leurs histoires et leurs actions, pourtant si variées, comptent moins qu’une fascination postcoloniale trahissant la stagnation des mentalités, leur blocage au stade de l’ignorance de l’arrogance prétendant parler pour tout le monde.
Mais comment se réapproprier la narration ? Où trouver les moyens, financements, contacts pour faire entendre la parole autre ? Comment s’organiser pour créer, distribuer sa création et en vivre dans les conditions aussi favorables que les autres ?
Telles étaient les questions abordées durant la table ronde intitulée La réappropriation de la narration commence avec la réappropriation des moyens de production et de distribution, lors de la manifestation autour d’Ouvrir la voix, organisée à Saint-Denis, le 8 octobre 2017, par Synergie et Bras de fer Production, la maison de production qu’Amandine Gay a dû créer pour que son film sorte dans les salles.
Aux côtés de la jeune réalisatrice, il y avait Aset Malanda dont le livre a contribué à faire connaître l’importance du cinéma nigérian ; Binetou Sylla qui a repris Syllart Records, le label indépendant créé par son père dont elle poursuit le travail dans le contexte monopolistique de l’industrie musicale ; Ysé Tran, la réalisatrice d’un documentaire bouleversant sur le travail forcé des Indochinois en Lorraine, doc, en partie financé via le circuit de l’art contemporain ; Jean-Pascal Zadi, qui, en pionnier, a autoproduit et distribué ses longs métrages.
Comme cet événement à Saint-Denis était une célébration de la richesse vive…
… il y avait aussi des projections d’extras du film, de la photographie, de la musique… et des stands…
… des stands autour desquels faire des rencontres intenses…
Qu’est-ce l’afroféminisme dont se revendique Amandine Gay ? En résumé, c’est un mouvement d’émancipation qui développe une approche intersectionnelle s’attachant au fait que les injustices sociales forment un système dans lequel les discriminations s’additionnent en s’entre-renforçant, de sorte que leurs actions conjuguées pénalisent davantage les individus à la croisée de plusieurs catégories disqualifiées par les normes dominantes dont le maillage étrangle la richesse humaine.
Où les femmes noires sont réduites à la fascination qu’ont d’elles les préjugés qui les invisibilisent, silencent, sursexualisent, animalisent dès le jeune âge, la mentalité normative concocte aussi des peines cumulées pour les LGTBQI, les mères familles isolées, les minorités religieuses et supposées ethniques, les demandeurs d’emploi et les travailleurs à faible revenu, les personnes ayant à vivre avec un handicap, les séniors, les malades chroniques, les autistes, les consciences ultra-singulières, comme les schizophrènes…
Est-ce indépassable ? Bien sûr non, si on reprend le flambeau des militantes et des activistes et qu’on continue à ouvrir la voie, à se penser pionnières de la dynamique inclusive, à rester assaillantes au nom de la justice sociale. Car, en situation d’oppression, qu’on se rebelle ou qu’on se soumette, d’une façon ou d’une autre, de toutes les façons, rien ne se fait sans effort. Alors, que ce courage serve, autant que possible, un avenir neuf…
Contre le fatalisme arguant que la violence a toujours existé, soyons réalistes, inventons le changement ! Partageons la parole !
Les discriminations prolifèrent dans le silence et le conformisme qui maçonnent les murs dans l’imaginaire et interdisent de penser vaste, que la préservation de l’environnement, c’est-à-dire du bien commun qu’est la Terre, en passe par la sortie des idéologies néolibérale et patriarcale, en d’autres mots, la fin des logiques éco-homicides.
Sapiens est une espèce magnifiquement ingénieuse, apte à élaborer de nouvelles façons de coexister soucieuses des absences qui ne manquent pas au système actuel. Il ne s’agit pas de remplacer un pouvoir par un autre qui verserait dans la tentation de la tyrannie, mais de valoriser une sociabilité attentive au devenir de l’autre où on devient.
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, on se quitte avec Triggers de la chanteuse canadienne Mélissa Laveaux qui chante et compose en trois langues : l’anglais, le français et le créole de Haïti d’où sont originaires ses parents, de même que la moitié de ma famille, donc, belle bouffée d’émotion…
I don’t want see you hesitate
Je ne veux pas vous voir hésiter
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