Pour la consternation politique
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, pourquoi prendre la liberté de rapprocher les mondes de Platon et de Marvin Gaye ?
Parce que les attentats du 22 mars à Bruxelles, mon autre chez-moi, m’ont fait penser que leur question commune est qu’est-ce qui se passe ?
Une question née du sentiment d’un scandale politique insoutenable.
Pour la tradition, Platon, l’Athénien, est le Père de la philosophie occidentale. Un père que personne n’ose appeler papa. Sa figure est si massive, si incontournable sans en pouvoir faire le tour, qu’il joue le rôle de monstre sacré, qu’on peut haïr ou détester, mais lui donner du papa, ça non !
Platon a écrit des dialogues que je vous encourage à lire. Avec lui, on ne comprend pas vite qu’on ne comprend pas. Contrairement à Aristote chez qui c’est immédiat, il faut s’accrocher, être plus technicien, ce que je ne suis guère.
Platon est un conteur, un tisserand de mythes comme ceux de l’Atlantique et de l’androgyne à propos des différentes amours humaines. Il a eu pour maître vénéré Socrate. Le très bon, inclassable et irrévérencieux Socrate qui est le grand-père de la philosophie occidentale. Mais lui non plus, on ne l’appelle pas bon-papa, bien que des générations de philosophes aient conçu à son égard pas mal d’affection. Sa mère était sage-femme, alors suivant ce modèle maïeutique, Socrate accouchait les âmes. Il est dit qu’il déambulait dans la cité : c’est ainsi qu’il enseignait, en péripatéticien. Chemin faisant, il questionnait les passants dont il déconstruisait les certitudes. Les Athéniens, placés au pied du mur de leur ignorance et qui acceptaient ce point de départ, découvraient les vertus de la sagesse consciente de ses capacités et ses limites. Seulement la Grèce, en ces temps-là, de -431 à -404, est un monde de cités rivales fédérées en oligarchies et en démocraties pour l’élite, autour de Sparte et d’Athènes.
Platon a vingt-quatre ans quand le pouvoir traîne, devant un tribunal populaire, Socrate qui se moque des juges. Ces derniers manquent totalement d’humour et le condamnent à mort.
Ça n’a aucun sens ! Comment la démocratie a-t-elle eu la stupidité d’exiger le suicide d’un guide dont le discours raisonnable eût grandement éclairé le peuple comme les gouvernants ? Cet odieux crime légal témoigne de la ruine morale et du désordre socioéconomique de la cité.
En réponse Platon forgera une philosophie politique cherchant à garantir les critères de vérité éternelle, de justice, de beauté et de bien où règnent l’erreur temporelle, l’opinion relative, l’iniquité, la laideur et le mal. Sa pensée pessimiste fonde une métaphysique disqualifiant la vie quotidienne grossière et illusoire au profit de la réalité fondamentale : l’absolu du monde des essences, seule source lumineuse d’objectivité parlant à l’âme. Qui peut se hisser à la hauteur de cet existant vrai de vrai ? C’est dit dans La République : les yeux philosophes peuvent cette contemplation. Alors, la cité idéale de Platon sera gouvernée par une élite intellectuelle, sélectionnée et formée avec un soin extrême. L’aristocratie du philosophe-roi est-elle le règne de la sagesse raison ? D’aucuns ont dit non ! C’est la promesse d’une utopie totalitaire.
À deux mille cinq cents ans du philosophe antique, une autre voix se demande aussi : qu’est-ce qui se passe ?
C’est celle de Marvin Gaye, un interprète-auteur-compositeur américain, une vedette de la Motown que la réalité sociale désespère, un grand quelqu’un talentueux dont le message universel parle cash à l’âme de l’injustice, la pauvreté, la souffrance, les émeutes raciales, la drogue, la haine, la mort, la guerre au Viêt Nam, la dégradation de la nature… Écoutez l’extraordinaire Inner City Blues (Make Me Wanna Holler).
Platon veut s’arracher de la contingence, du terre-à-terre pour atteindre le bien ultime. Marvin Gaye lui croit que la vérité se trouve en plongeant dans la dégradation et les épaisseurs de corruption. C’est un mouvement assez sadien. Pourtant, le résultat donne à entendre la bonté qui s’engage, la bonté qui demande What’s going on ? Dans ce plaidoyer politique, il y a aussi une éternité de constat : absolue absurdité des abus de duretés, de voracités, d’inégalités, d’indifférences. Il y a du pourquoi, il y a du assez, il y a notre modernité, pas si moderne si tant de passé s’y maintient.
The past is never dead. It’s not even past (Le passé ne meurt jamais. Il n’est même pas passé) écrit William Faulkner dans Requiem pour une nonne.
En 1970, Marvin Gaye a renoncé à la fantaisie, à l’insouciance afin d’offrir au monde un des plus beaux albums de musique de tous les temps. Ce faisant, sa voix soul, Mercy mercy me, a substitué la légèreté à la grâce. Le miel de sa voix soul appelle les mères, les frères, les sœurs au devoir de trouver une solution pour apporter l’amour ici-bas. Message de naïf ? Plutôt majesté d’un artiste, quelque part dans sa tête, ingénu. Ingénu, c’est-à-dire, étymologiquement né libre ou noble ou franc. Bref, hors cadre un peu dément qui demande au père pourquoi : cette escalade entre nous. Marvin Gaye dénonce les violences légales ou institutionnalisées, celles qui ont la couleur de l’habitude de l’indignité, de la vie au jour le jour dans la subordination des uns aux autres, des injustices dont on ne veut pas voir qu’elles sont visibles, visiblement la négation du courage, des efforts de certains, de l’énergie, de la valeur des toujours mêmes certains.
Avec la sincérité d’un familier de la destruction, du déchirement, de la ruine financière, il dit que seul l’amour peut triompher de la haine. En 1981, Marvin Gaye se réfugie à Ostende, une station balnéaire belge où petite, j’allais en vacances avec grand-mère Victoria et grand-père Roger. L’artiste torturé, explosé en mille bris de parano cocaïnée, à Ostende, prend pied et écrit le sublime Sexual healing, tiré de l’album du même nom.
Marvin Gaye : « Un artiste authentique ne devrait être intéressé que par une seule chose : réveiller l’esprit des hommes, œuvrer à ce que l’humanité prenne conscience qu’il y a quelque chose de plus que les apparences. ». Extrait de Remember Marvin Gaye (2002), remarquable film documentaire du réalisateur indépendant Richard Olivier (voir ici). En 1984, le père de Marvin Gaye, un pasteur qui, dans l’enfance, le punissait avec brutalité, l’abat. Mais la voix politique de Marvin, what’s a shame, chante toujours : Save the babies, save the children et What’s going on ! Tell me what’s going on ! (écouter ici)
La fin tragique de Marvin Gaye nous rappelle que l’islam n’a pas le monopole des déviances extrémistes.
Or, ceux qui recrutent des partisans ou soutien financier par la promesse d’une Europe blanche et chrétienne auront toujours besoin d’ennemis. Ils commenceront par éliminer les musulmans. Ils passeront ensuite aux gens du voyage. Puis ce sera le tour de qui ? Les juifs ? Les transgenres ? Les homosexuels ? Les francs-maçons ? Les femmes qui ont recours à l’avortement ?
Ce n’est pas parce que les extrémistes religieux ont la possibilité ou l’obligation de recourir à des méthodes moins violentes dans l’immédiat qu’ils sont moins virulents. Nous, Européens, devons impérativement nous garder de nous focaliser sur un ennemi et d’en voir là où il n’y en a pas. En agissant ainsi, nous négligerons des menaces réelles et nous perdrons le peu de droits que nous avons acquis à fort prix.
En effet, la violence inaperçue, institutionnalisé qui organise l’aliénation d’une partie de la population, raconte son existence en terme d’incapacités ou de conduites parasitaires, dévalorise son courage pour mieux la jeter dans la haine de soi, cette violence polie et hypocrite, conformiste et structurelle, cette violence ordonnée peut être aussi dangereuse que la violence désignée comme telle. N’oubliez jamais que dans les économies esclavagistes, un esclave en fuite est un criminel. Dans l’économie ultra-libérale qui nie la dignité du travailleur, le gréviste est un perturbateur. De celui-ci proteste contre l’injustice, il est dit qu’il pête les plombs.Cette psychologisation du vocabulaire dominant sert à nier la légitimité politique des insoumis.