Et voilà comment Très doucement est aussi Éros errant
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, à la lecture d’Éros errant, recueil accompagné par les dessins de Richard Kenigsman, on peut se demander où ranger la plume philosophe qui, avec humour, fugue dans un galop polygame vers la poésie de l’énergie désirante. A-t-elle une case départ ? La biographie, les motifs de l’origine résolvent-ils le mystère ? Peut-être le premier volet de cet article consacré au recueil Très Doucement vous éclairera. Mais en partie, puisque dans une perspective spinoziste, l’énergie mouvante d’Éros est l’élan qui accroît en l’humain le sentiment d’exister.
Ce dont parle Jacques Sojcher : le démon, l’éternel errant, qui « fait de toi un amant », ne se borne donc pas à la dimension sexuelle. Éros est l’inspiration qui cultive la résistance radieuse, l’opposition malgré tout, à la violence du monde, son climat harcelant et même terrorisant.
Doit-on pour trouver la joie et la paix intérieure se plonger en soi, bichonner son jardin secret ? Le poète répond qu’arriver à la joie est un travail d’interactions entre soi et le monde. Comprenez entretien jamais achevé, au double sens de maintien et de dialogue.
À la première page de La force majeure, Clément Rosset qualifie le régime de la joie de réjouissance non particulière, mais générale, en citant Cicéron qui, lui-même, cite le dramaturge latin Trabéa, dans la pièce duquel l’amoureux comblé est « joyeux de toutes les joies » : omnibus laetitis laétum. Et Clément Rosset de constater : il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l’objet particulier qui l’a suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère jubilatoire de l’existence en général.
Éros bande en riant
dans le réel du jugement. (p. 11)
À l’inverse, Clément Rosset dit, le mélancolique ne sait préciser le motif de sa tristesse ni la nature de ce qui lui manque — sauf à répéter avec Baudelaire que sa mélancolie est sans fond (p. 10).
Encore que bon, on a, tout de même, plus de raisons de se plaindre de la vie que d’en être satisfait ! C’est ce qui fait paraître la méchanceté et l’ironie malignes, et la joie naïve. Et pourtant n’est-ce pas la joie amoureuse de la vie qui penche du côté de l’intelligence créatrice ?
Appartenir à Éros, c’est consentir jusqu’au bout des ongles et des imperfections à l’épreuve d’habiter un corps, c’est être possédé par une force qui dépasse l’individu, le meut et l’entraîne dans une conduite répétitive.
Ton désir a raison de toi. (p. 17)
Répétitive apparemment dit l’écrivain Milan Kundera dans le roman L’insoutenable légèreté de l’être où le séducteur est attaché au détail, à l’élément aussi infime soit-il qui exalte la différence érotique de chaque singulière femme.
Le poète Jacques Sojcher, lui, écrit :
Le désir est un empire
dans le corps,
qui transporte vers d’autres
corps. (p. 13)
Notre Éros ne peut renoncer à l’attraction, dans le général, de la saillie de la singularité. Il n’imagine pas d’abdiquer de l’infini du réel en faveur de l’élue, si belle soit-elle. Son irresponsabilité est éthique qui l’empêche de commettre cette faute envers le reste du monde désirable : trahir, au nom de l’une, les innombrables personnes inconnues à venir, inconnues auréolées d’un prestige si prodigieux qu’il n’est pas source d’angoisse, mais de promesses dionysiaques et d’’excitations gaies.
D’où l’aptitude d’Éros à survivre à la désapprobation, sa capacité bluffante de dépassement de l’échec. À l’opposé du narcissisme blessé ruminant le sentiment de faillite, sa volonté d’aller voir ailleurs sait que, dans le champ de l’incarnation, vont de pair errance et erreur qui apprennent qu’on est vivant.
C’est ton mode de vie léger
tu passes de l’une à l’autre (p. 12)
Peut-être la répétition n’existe-t-elle pas ? Le philosophe danois Kierkegaard considère que, dans la relation, ce qui est répété a déjà existé, sinon, il ne pourrait être répété. Et c’est le fait d’avoir existé qui donne à la répétition son caractère neuf : sans répétition, sans réminiscence, il n’y aurait que de l’insignifiance, aucun réveil de l’esprit, aucune métamorphose en poète ou réappropriation de sa liberté dans le renversement mystique où le lieu de la perte est celui du salut de la volonté intérieure qui se veut elle-même. L’éthique de l’affirmation de l’existence subjective angoissée prime donc sur tout.
Mais l’Éros errant que nous suivons est un ravissement contemporain délié du religieux. La référence à Dieu n’est plus une barrière, et son possédé lancé dans une recherche de la jouissance ne culpabilise pas plus qu’il n’a le temps d’approfondir, construire, laisser l’amour arriver (p. 12). Le culte du foyer et ses frontières, l’adoration des murs dressés contre sa vitalité ambulante, les lacunes locales l’ennuient. Il est l’éternel débutant au bal des joies de la surface pour qui la métamorphose du monde est trop lente et son calendrier d’évolution, un scénario poussif.
Le possédé d’Éros aime d’abord l’amour générateur aléatoire d’ivresses et de représentations bouleversantes, il aime d’abord l’amour en tant qu’effet papillon singulier dont le déclencheur est un détail, une connotation, une petite musique, un climat particulier.
Inventeur d’alibis faux ou frivoles, de peintures d’alcôve troublantes, d’accélérateurs d’intensité symboliquee, son vouloir est l’« en plus » évocatoire…
Le jour est plus beau que le jour.
Le réel est irréel. (p. 18)
Éros a-t-il un analogue au sein du règne de la nature ? Oui, le requin, cette créature tenue de nager pour rester en vie. Sa mauvaise réputation très usurpée (après tout, le moustique est plus meurtrier) importe moins que l’obligation de mobilité sous peine de périr. Comme Éros dont la seule destination est la circulation permanente.
Sommes-nous si libérés ? Sous des dehors licencieux, la civilisation occidentale n’est-elle pas attachement à un lieu fixe? À la notion d’identité figée rétive à ce goût du déplacement apparentant Éros aux Kirghizes pliant et dépliant leur yourte en un rien de temps, aux gitans lancés sur la route avec leur caravane, tous les nomade que la sédentarité étouffe ?
Nous sommes si modernes si nous conservons toujours à l’esprit la mise en garde classique de la tradition ancienne de pensée du potentiel de désordre qu’engendre Éros, cette double menace pour la stabilité des individus et l’harmonie sociale. Et pourtant, en tant qu’agent dispensateur de joie, celui-ci peut dire :
Tu es sa bouée de secours
dans la banalité de ses jours. (p. 16)
Il se fiche des noms qu’on lui donne. Aime les identités d’emprunt. Endosser des rôles. Changer de genre. Les pourquoi pas drôle de l’invite à muer et remuer…
Tu es toujours prêt
comme les petits scouts. (p. 15)
Au fond, pour lui, la vie a des airs de casting. Des airs éphémères ! Tout serait oubliable, tout serait absence de vérité, s’il n’y avait l’enfance, s’il n’y avait le détail en lequel l’imagination est une crue soudaine de sens transfigurant le quotidien.
Alors, la fiction rattrape la réalité et les deux s’enchevêtrent dans l’effraction de grâce sublime du corps et de l’esprit qui font un. Car hors de cette réconciliation :
Tu vas plus vite que ton corps. (p. 27)
La faute au poids des ans ? Pas si sûr !
Et si l’âge ne faisait que mettre en évidence le dédoublement dialogique de soi ? le divorce équivoque entre le rythme insuffisant du corps et l’ardeur extravagante du désir ? Les saisons passant, parfois la tentation de la sédentarité l’emporte…
L’amante devient une amie. (p. 29)
Mais si on est joli corps qu’un temps, joli cœur, le possédé d’Éros le reste jusqu’au dernier instant. Aussi le maître reprend-il possession de son disciple.
Mais qui veut demeurer toujours
dans la même maison ?
Le nomade te jette au dehors. (p. 29)
En tant qu’adhésion boulimique à la vie, en tant qu’affirmation, dans le domaine de la représentation, du désir qui ne veut pas être satisfait, mais perdurer comme désir, Éros est énumératif. Intarissable d’éloges !
Isabelle, Sophie, Marie, Angèle, Félicienne, Frida… (p. 13)
Clément Rosset souligne que la joie « ne pouvant se recommander d’aucun fait précis », le joyeux dresse des listes, mais des listes incomplètes… Jamais, il ne fait le tour des choses ou des êtres aimés. II en manque toujours un ou une. Si notre Éros a une lista, s’il tient une sorte de carnet des intimes qualités des aimées, de bottin de l’ivresse des métiers féminins, d’annuaire des mises à nu par rues et régions, cependant il n’est pas Don Juan, parce qu’Éros nomme plus qu’il ne comptabilise son butin. Rappelez-vous la lista du Don Giovanni, l’air du catalogue chanté par son valet Leporello : mille e tre…
Le Burlador de Séville ne serait-il pas à l’érotique vécue ce que Robinson est l’individualisme concret : une fiction parfaite, certes, horizon du fantasme, mais dont le quasi mythe est irrattrapable ? Superbe d’une liberté farouche dressée contre Dieu et les interdits religieux, Don Juan est un séducteur d’acier intransigeant au point d’en devenir méchant. Révélateur du désir féminin réprimé, mais autant dans la volupté offerte que la douleur infligée par la révélation, le provocateur est frappé par la vengeance du Ciel, châtiment qui défend de l’imaginer grandir en âge.
Éros, lui, est une figure païenne, permissive et antérieure à l’encadrement sexuel chrétien. Son adepte de chair et d’os peut se montrer drôle, hésitant, faible, joueur inhabile :
[…] avec ton chapeau noir Borsalino
pour faire ton numéro.
Tu ressembles parfois à Charlot.
La ruse de la maladresse
fait de toi un homme attachant. (p. 15)
Il est un Casanova s’interrogeant volontiers sur lui-même :
Pourquoi es-tu si démuni
devant le réel ?
Le possédé d’Éros fétichise ce dont il se souvient mal ou alors comme d’un carrousel fantastique dont les images font monter et descendre l’esprit, comme autrefois le corps petit sur le manège charmant des chevaux de bois.
Du haut de la galerie du théâtre de sa tête, il contemple les objets aimés qui le transportent, les souvenirs qui vont et viennent dans la ville, dans l’amour, dans le vertige de la première fois que la seconde fois et même la quinzième ne fait pas mentir.
Dans le théâtre de sa tête, toujours installé au paradis, il est metteur en scène d’un spectacle sans temporalité. Il est la magie menteuse de la mémoire des images des unes et des autres, jamais tout à fait unes, entendez entières, et ce kaléidoscope de morcellements merveilleux et troublants, ces fragments raffinés et frustrants, parfois crus, souvent mystérieux ressemblent au travail photographique de Guy Bourdin.
Touchant et touché, le possédé d’Éros exprime l’intranquilité de ce sens de l’amour volage qui veut et ne sait pas, participe du goût de déshabiller et d’être déshabillé, de la tentation du regardant et du regardé.
Surtout, il appelle et interpelle ! Quelle est la solution du problème amoureux ? Comment faire coïncider Éros, le désir irréfléchi et Agapè, l’amour raisonnable. L’éphémère et la durée ?
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, où inventer le point d’équilibre entre ces deux aspirations ou inspirations ? Dans le sublime, sans doute, dans la poésie, la création comme exigence à la hauteur du vif riant vers quoi le mouvement d’Éros errant nous entraîne. Un recueil paru aux éditions Fata Morgana, en France, en mai 2016.
En ce qui concerne les biographies de Jacques Sojcher et de Richard Kenigsman, je vous renvoie à la fin du premier volet de cet article. Comment ne pas s’écouter L’amour est un oiseau rebelle ? Que cette aria soit interprétée par La Callas (ici) ou une autre Grecque talentueuse : Agnes Baltsa (ici) ou encore à la troisième minute d’une merveille de captation vidéo venue d’Oulan-Bator : Le destin de Carmen d’après Carmen de G. Bizet, dont l’adaptation et l’orchestration est du Lyonnais Robert Ressicaud, avec le chœur, les solistes et l’orchestre de l’Opéra National de Mongolie, car, il ne faut pas l’oublier, les Mongols sont amoureux de l’art lyrique. Ils ont développé une technique vocale appelée chant diphonique qui est affaire de virtuose (ici) :
L’amour est enfant de bohème
Il n’a jamais, jamais, connu de loi
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime
Et si je t’aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m’aimes pas, si tu ne m’aimes pas, je t’aime
Prends garde à toi
Mais si je t’aime, si je t’aime, prends garde à toi
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