L’arbre aux lucioles
Plus tard, ils ont entendu le glouglou d’un torrent, au fond d’une ravine, au milieu d’un boqueteau. Un sentier avec des pierres plates en escalier et une succession d’arbres au tronc lisse et glissant d’avoir servi de rampe permettaient d’y descendre sans encombre. Le bord du ruisseau était tapissé de galets couleur d’albâtre et l’eau glacée, bue à petites gorgées, si bonne à la bouche, son odeur délicieuse. Alentour, dans le rideau de roseaux, d’invisibles grenouilles coassaient.
Sa soif étanchée, Toussaint a aperçu, entre les troncs et les fourrés, une lueur jaune ambré. Un feu ? Qui pouvait l’avoir allumé ? Un ou des citadins fuyards comme eux ? Dans cet endroit et à cette heure ? Plus vraisemblable, une société secrète qui se livrait à une cérémonie…
Faisant signe aux autres de se planquer, il s’est avancé à pas moelleux de chat traquant une souris. C’est en bondissant entre les buissons qu’il est revenu, bouleversé de bonheur, inviter ses compagnons, à venir vite voir !
Lionel et Alberto, la peau des avant-bras horripilée, sont restés éblouis et bouche bée dans une sorte de transe rêveuse devant l’arbre fabuleux sur lequel des lucioles s’étaient rassemblées et plus ils regardaient, plus le grandiose du spectacle les enchantait : le tronc paré d’une écorce d’or vif liquide, flottait dans une divine clarté primordiale et parfaite et parfaitement féerique. Les virevoltes soûles des lucioles qui s’en détachaient formaient de petits faisceaux fragiles qui partaient à la conquête de la nuit, si bien qu’on avait l’impression qu’une mandorle couleur du rhum vieux, dont les contours s’effrangeaient, nimbait l’arbre qui avait l’air puissant comme un bout de soleil tombé sur terre, comme un couteau sacré de lumière vivante, fiché en terre et destiné à égorger la fatalité et tous les mauvais sorts des faux réalismes.
Doucement, ils se sont assis pour mieux jouir du sentiment qui les soulevait cœur et âme : ils étaient à bout de forces, blessés, seuls dans la nuit au milieu du morne. Et pourtant, ils étaient les plus heureux des hommes.
— Ayibobo ! c’est la nature changée en or.
— Amen ! Alberto a répondu.
— Woy ! foutre ! ça c’est la magie ! Toussaint a murmuré. Qui a dit que tous les cinémas du pays avaient fermé ?
— Il doit y en avoir des millions.
— Au moins !
Les garçons m’ont dit que l’arbre-merveille leur avait lavé le cerveau et fait ressentir quelle précieuse chose est la conscience vibrant au contact de la beauté. D’abord, chacun y a lu un signe de félicité, la comparant à une chose chère à ses yeux : Lionel, la plus belle fille du monde en robe de soirée ; Toussaint, la récompense que la route offre au nomade méritant ; Alberto, des âmes unies répandant la clarté rédemptrice de Dieu tout-puissant.
Et soudain, Toussaint a tilté. Le proverbe « tout koukouy klere pou je-l» : toute luciole n’éclaire que pour elle, plus jamais, il s’est juré, il ne l’aura à la bouche, puisqu’en leur rassemblement, elles sont la figuration de la devise de notre nation : L’UNION FAIT LA FORCE.
— Voilà pourquoi on a marché ! Toussaint a chuchoté, pour voir cet arbre qui est une arme de lumière et de sagesse, et le dire autour de nous, parce que c’est du bas, du peuple et de lui seul que le changement viendra. Oui, il y a tout dans notre pays, le sens de la vie comme des cheveux qui toujours repoussent, le désir de créer, la beauté là où on l’attend le moins. Il faut se battre et ne pas abandonner cette richesse aux prédateurs.
— Ya ! les autres ont opiné du chef.
Toussaint a poursuivi : — Nous devons être comme les gens descendant des pirates de l’île de la Tortue, rebelles à l’imposture qui prétend s’appeler autorité.
L’arbre-merveille dans les bois, les garçons pouvaient-ils ramener symbole plus parlant que ce bijou solitaire inconcevable comme un Graal précaire dont ignorant tout de la quête, ils auraient remonté par accident le chemin que devaient certainement raconter les conteurs des alentours ? Les garçons étaient devenus malgré eux inventeurs d’un trésor négligé par les chasseurs de coffres et de jarres que, selon la légende, les flibustiers ont caché dans nos grottes ou enterré sur nos plages en ne laissant comme indice que la cabale d’un parchemin en peau de cochon sauvage ou de chèvre.
Toussaint avait bien raison de parler des gens de l’île de la Tortue — il Latoti —, la fameuse Tortuga des Frères de la côte, qui n’ignorent pas que le vrai or, c’est le souvenir qu’ils conservent de la dissidence de leurs ancêtres pirates, la quantité de marins que les misères et la servitude poussèrent à déserter et s’indigéniser dans le ventre et la couche des quelques Indiennes survivantes avec ce qui leur restait de rêves apatrides et croyances hybrides, car dans l’espace moribond de leurs idoles tutélaires, esprits pacifiques et moins doux de la vie et des éléments, s’étaient engouffrés l’animisme combatif des Africains et l’étrangeté du Dieu trine des Européens ; de sorte qu’à la fois défaites et fécondes pionnières le cul entre trois cultes, elles avaient décidé pour elles et leurs alliés sans conscience du trop-plein qui s’originait en elles et qui en faisait les matrices du melting-pot atlantique dont les peuples ennemis vaquaient alors intensément à leurs violences absolues, chez nous, on dit : sans manman ou sans frein. Comment ces sentinelles à leur insu d’une réconciliation nouvelle-née auraient-elles su leur singularité, dans un univers qui n’avait que mépris du métissage, leur dignité de maelstroms vivants que la mort conquistador avait manquée grâce à leur connaissance de la forêt et la montagne, la chasse et la culture des tubercules et des herbes menant aux visions qui inauguraient — dans le dépassement de la collision tragique des dieux et des hommes — le devenir humain du creuset créole ?
Des marins, premiers marrons devenus boucaniers, qui accueillirent dans leur société anarchiste les Nègres insoumis si spirituellement proches du chamanisme des Indiennes qui furent aussi leurs compagnes, notre peuple se raconte la liberté en attendant de regagner la sienne.
Extrait du projet de fiction : À Ténèbres
La grâce profonde et réconfortante des Temptations interprétant Firefly :
Firefly, Firefly
Luciole, Luciole
Shine your light tonight
Répand ta lumière ce soir
Assist the Moon and Stars
Assiste la lune et les étoiles
In helping us
Aide-nous
To ease our troubled minds
À alléger nos esprit troublés
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