Les filles, que la force vengeresse soit avec vous !
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, #Jenaipasportéplainte de Marie-Hélène Branciard, publié aux Éditions du Poutan, en 2016, est un polar prenant, vif et jouissif, hyper contemporain et sans frontières qui traite du viol, cette atrocité qu’aucune démocratie ne devrait considérer à la légère.
Tout a commencé quand j’ai lu ce poème glauque sur le Facebook d’une M@rylin aussi victime que la vraie… Et puis il y a eu cette série de tweets avec le hashtag #Jenaipasportéplainte. Des femmes du monde entier qui ont expliqué en 140 caractères pourquoi elles n’ont pas porté plainte après un viol ou une agression sexuelle :
– Parce que c’est lui qu’on a cru
– Parce que j’étais saoule
– Parce qu’un psy m’a dit que ce n’était pas un viol s’il n’y avait pas d’arme
– Parce que je n’ai pas crié, ni mordu, ni frappé
– Parce que c’était le mec avec lequel je vivais… (p. 13)
Trop encore la tendance est à l’accablement des victimes suspectées d’avoir provoqué le violeur. Qu’est-ce cette suspicion sournoise ou déclarée préférant l’ordre établi à la justice, si ce n’est une pression coupable d’entretenir la docilité des victimes et leur silence mortifié ? Donc d’absoudre les conduites de prédation dont la société est la complice prompte à marginaliser, futiliser le débat sur l’idéologie patriarcale, c’est-à-dire l’oppression des femmes dans sa dimension culturelle, sociale et politique, indissociable des autres injustices collectives qui s’entre-renforcent : homophobie, racisme, validisme…, dans un contexte capitaliste d’exaltation du chacun pour soi.
Votre silence ne vous protégera pas, dit la poétesse, écrivaine, activiste noire, mère, lesbienne Audre Lorde dans Sister Outsider : Essays and Speeches (lire ici l’article Sister Outsider d’Audre Lorde : la poésie et la colère de Céline Perrin).
Il faut du temps et de la bravoure pour sortir du silence synonyme de passivité séculaire que l’éducation inculque aux femmes et aux autres conditions minoritaires dans lesquelles l’individu est à la merci d’autrui, non en raison de ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est. Mais comme le raconte #Jenaipasportéplainte, le silence peut être aussi le temps et la bravoure d’une réponse à mille lieues de la soumission.
Il y a des tas de raisons pour ne pas porter plante après un viol. Mais moi, j’ai porté plainte et j’ai perdu… Le salopard qui m’a violée a nié et je n’ai pas pu prouver sa culpabilité. Alors, quand j’ai lu tous ces messages je me suis dit : « mais putain de bordel de merde pourquoi pleurer partout qu’on n’a pas porté plainte ?!! Ça leur fait une belle jambe aux violeurs… ça peut même les conforter dans leurs certitudes d’être intouchables ce type de message. » (p. 13)
Ce roman policier est une histoire de vengeance ou d’autojustice rendue par Zorra et Fanette, des jeunes homosexuelles violées et tabassées par deux hommes, dont un est fils de notable.
Cette association de sadiques a prétendu les punir pour leur perversion.
– Avant de se sauver, DD prévient Zorra qu’il se fera un plaisir de dévoiler son homosexualité à sa famille si elle les dénonce. (p. 131)
Les deux hommes agissent en violeurs impitoyables, convaincus que l’intimidation fait mouche, qu’ils sont en position de force : les victimes ne porteront pas plainte. Rien d’étonnant ! On connaît la chanson, celle du silence de la personne violée : c’est la double peine de celles et ceux qui savent que la loi, que nul n’est censé ignorer, les ignora.
Or, dans ce roman policier, le hasard n’est pas entièrement du côté de l’ignoble, du monstrueux sur lequel la société ferme les yeux, comme si la violence n’engendrait pas la violence, que cette brutalité physique et psychique restait forcément dans l’ombre ou terré dans le corps meurtri des êtres à qui l’ont fait payer le fait d’avoir un corps. Juste ça : un corps ! Car le viol n’est pas un acte sexuel, mais de la cruauté. On ne le dira jamais assez, c’est de la férocité ivre d’elle-même, une volonté de destruction de l’autre qui, parfois, parvient à ses fins, parfois, non. Juste après l’horreur, la réaction des deux femmes, est très différentes et, pour l’une d’elles, on peut craindre que…
Mais, je l’ai dit, #Jenaipasportéplainte est une histoire de rébellion contre l’équilibre de la terreur sans réciprocité, donc de l’ordre établi tellement complaisant avec la prédation, voire fasciné par elle. Et pourquoi, si ce n’est parce que notre société est fondée sur le culte de la domination implacable, de l’oppression politique, sociale, économique du dominé, de l’autre, du hors norme, du différent, de l’étranger ici et, a fortiori, ailleurs ? En d’autres termes, de l’exploitation d’une façon ou d’une autre, de toutes les façons des gens pour qui les droits de l’homme sont illusoires ?
Cette question politique exige des réponses politiques que seules les luttes collectives arrachent. Mais, tant que seront moquées les revendications des militantes féministes et des activistes des différents courants de la décence sociale, tant qu’on sous-estimera l’exigence que le corps des uns et les autres puissent circuler dans les rues et dans le monde en toute sécurité, lectrices et lecteurs apprécieront que la force vengeresse de Zorra et Fanette se déploie du côté obscur de la liberté de ne pas se penser que victimes, mais aussi résistantes.
Il est blanc comme un linge, attaché à son fauteuil de bureau, il serre les dents, bien décidé à ne rien lâcher. Tout à l’heure, Margaret Thatcher l’a fait tournoyer sur lui-même par pur sadisme. À ses côtés, l’autre, cachée derrière son masque de Kim Jong-un, pianote nonchalamment sur son iPhone.
— Tu sais, Simon… lâche-t-elle d’une voix douce, on n’est pas comme tes copains les flics, nous. Contrairement à deux, on veut la vérité et on peut utiliser des tas de trucs pour faire parler les ordures de ton espèce. (p. 245)
Si rendre le mal pour le mal est, certes, dans la vraie vie (IRL sur Internet), une posture discutable, sur le territoire fictionnel, faire la vie mauvaise aux brutes, le ressort permet de traiter la réalité sordide sous l’angle de la détermination et du redressement de l’être meurtri. L’auteure, dont l’imaginaire invente un autre destin que la seule adéquation de l’être à la souffrance, peut ainsi aborder une foule de thèmes : perpétuation des violences systémiques contre les femmes, les homosexuels et les enfants, culture de l’impunité, oppressions patriarcale et religieuse, hypocrisie et complicité sociales, solitude et silence des victimes, solidarités et inventivités des conditions minorisées…
Avec pour fil conducteur une campagne européenne de fresques murales orchestrée par des artistes de street art dénonçant le silence de l’Église autour des prêtres pédophiles, les cinquante premières pages du roman ressemblent à une mosaïque dynamique composée de brefs récits introduisant des personnages, majoritairement femmes et lesbiens, intéressants, créatifs, concrets et attachants.
On s’y perd, comme, lorsqu’on débarque dans une soirée où, en une fois, on rencontre trop de monde. Mais ce monde a du tempérament et un bel esprit assaillant !
L’intrigue prend forme lorsque Daria, journaliste qui tient un blog anonyme, est retrouvée inanimée, après une manif pro « Mariage pour tous ». Conduite à l’hôpital par Solün, Daria est entre la vie et la mort. Le désir de découvrir qui lui a tiré une balle dans la tête fédère ses bons potes et ses connaissances : Solün, la photographe et ex grand reporter ; Malfala, la hackeuse et impressionnant sosie de Beth Dido ; Alice, le garçon manqué ; Pavel, l’assistant de la DJ ; Claire, la directrice d’une agence d’urbanisme et son frère JP, artiste marginal…
Par crainte des ripoux et par habitude, tous évoluent avec un sens de la clandestinité épatant, mais leurs recherches parallèles finissent par gêner une alliée inattendue : la commandante de police Carole Jourdan qui enquête sur la disparition de Fanette et Zorra qui a commencé l’opération vengeresse par des messages allusifs envoyés aux violeurs tueurs. Daria, Fanette et Zorra, comment le sort de ces trois femmes est-il lié ?
Riche en références artistiques : ciné, musique, séries télé, rap, pop et punk culture, #Jenaipasportéplainte fait le lien entre différents univers : urbain et rural, artistique, underground, LGBT, clubbing et, bien sûr, les réseaux sociaux favorisant les activismes numériques et les échanges dont l’auteure restitue bien les différents types d’écriture : SMS, tweets, commentaires, post sur Facebook et sur des blogs comme le fameux Queer Spirit de La Souris Déglingos, le pseudo de Daria qui relaie les actions du commando Fucking Debra (comme la sœur de Dexter), dont les posts sont jubilatoires.
Loin l’individualisme et de son exaltation du droit à jouir dans la fausse innocence d’un après moi, le déluge, #Jenaipasportéplainte est irrigué par l’affirmation d’une liberté sexuelle inséparable du respect de l’autre et de la justice sociale. Les personnages positifs et conscients des tares de la société défendent la dignité humaine, le fait d’être soi en assumant ses différences, une richesse qui les expose aux préjugés et aux conformismes asphyxiants.
En refermant ce polar aux vertus addictives de bonnes séries américaines, j’ai fait le vœu d’une suite. La singularité des personnalités, leur éthique généreuse de rebelles à l’autorité, à la fois indépendants et soucieux de collaborer avec les autres, leurs relations amicales et amoureuses et les thématiques enracinées dans l’aujourd’hui méritent d’être creusées dans un deuxième tome, voire plus… Une saga… ? Why not ?
La journaliste-webmaster Marie-Hélène Branciard tient un blog dédié au journalisme, au design et à l’écriture. Son premier roman Les Loups du remords est publié aux Éditions du Poutan, ainsi que la nouvelle Le Père Noël est paffé…
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, j’avais pensé terminer avec Come as you are de Nirvana, mais j’ai choisi Je me souviens, je me rappelle du chanteur français Daniel Darc (1959-2013), tiré de l’album Crève coeur (2004), parce que cette chanson est citée page 148 de #Jenaipasportéplainte :
Je me souviens
je me rappelle
Ces temps ; ces lieux chers à mon cœur
Le jour baissait
j’étais près d’elle
Je me foutais bien du malheur…
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