J’AI TANT RÊVÉ DE TOI
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
Et de baiser sur cette bouche la naissance
De la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
À se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
Au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
Et me gouverne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps
Sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
À toutes les apparences de la vie
Et de l’amour et toi, la seule
qui compte aujourd’hui pour moi,
Je pourrais moins toucher ton front
Et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,
Couché avec ton fantôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pourtant, qu’a être fantôme
Parmi les fantômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène
Et se promènera allègrement
Sur le cadran solaire de ta vie.
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, le poète surréaliste et résistant Robert Desnos est né le 4 juillet 1900 à Paris et mort du typhus le 8 juin 1945 au camp de concentration de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie tout juste libérée.
De ce poète lyrique, mystérieux, sensible, ingénu au sens étymologique du terme : né libre, de ce poète pas doué pour la guerre, mais résistant, rebelle au possible, hyper conscient à la façon des êtres de ravissement terrestre, cultivant la bonté, et la vulnérabilité pour ce qu’elle est : la dignité même du vivant et pour nous, humains, au fond, une grâce, de ce poète dont l’œuvre fait frémir, si profondément ressentir à quel point le corps, notre corps est précieux, et n’est-ce pas ainsi qu’on devrait être éduqué, à se dire et se redire l’infini de tous les corps précieux, le nôtre, les corps proches et lointains, oui, concrètement précieux, de ce poète de pénombre émerveillée qui n’est pas le plus grand ou monumental, mais, sans doute, mon préféré, un peu comme le pauvre Franz, Franz Schubert aux étincelles mélancoliques, n’est pas le plus grand, mais mon préféré, de Robert Desnos, René Char écrit :
« Il est des poètes parmi nos contemporains qu’il ne serait presque pas nécessaire d’avoir connus ou fréquentés pour leur vouer un réel attachement tant leur personne physique, l’arc-en-ciel de leur regard quotidien – ces mystères qui provoquent la sympathie, l’amitié – se retrouvent présents dans leur poème à côté de la beauté du poème même. Les mots de leur parole rapide courent avec un enjouement délicieux sur tout le parcours de leur vers, comme ces couples d’oiseaux bruyants qui se poursuivent l’été dans le flanc accidenté des rivières. Je n’ai jamais rencontré Robert Desnos, mais je l’ai lu. Je le relis. Je le distingue, je l’aperçois bien. Je l’affectionne. » (Char – dans l’atelier du poète, Quarto, p. 422)
Le poème J’ai tant rêvé de toi fait partie du recueil À la mystérieuse, repris dans Corps et biens préfacé par René Bertelé. À la mystérieuse est consacré à l’amour et à la construction onirique d’une figure féminine idéale. Tiraillée entre rêve et réel, l’inventivité époustouflante du poète est aussi expérimentale que musicale.
Auprès de J’ai tant rêvé de toi s’impose la Rêverie du compositeur français Claude Debussy (1862 – 1918) interprétée par François-Joël Thiollier, un pianiste franco-américain.
En bonus, regardez J’ai tant rêvé de toi dans cette magnifique vidéo d’animation réalisée par Emma Vakarelova.
La photographie illustrant la poésie est de Ludmillo Pierre, mon jeune cousin qui vit et travaille à Port-au-Prince dans l’agence photo Ayitifoto, fondée, il y a sept ans, par un groupe de jeunes photographes haïtiens dont le dynamisme et la créativité épatent. Ces artistes sont entrés en résistance contre la fatalité prétendant que la réussite n’est pas envisageable dans leur pays éprouvé, certes, mais bourré de ressources. Ces rebelles en beauté, je les connais et les admire avec tendresse pour offrir la preuve du faisable. Mais se seraient-il exilés que je ne les aurais pas critiqués. Le seul message juste est : faites comme bon vous semble ! Installez-vous où vos tripes et votre esprit sont féconds, heureusement ! Personne n’a à dire à l’autre où il doit vivre, avec quel esprit il convient de s’épanouir, dans quelle langue il lui faut créer. Vous êtes né en Haïti et vous affirmez comme Danny Laferrière : Je suis un écrivain japonais, mais quel riche point de vue ! En résumé, ne vous limitez au nom d’aucune cause. Choisissez celle du sérieux ou de la désinvolture permettant d’accoucher du meilleur de vous-même, c’est-à-dire du mystère exigeant de la qualité humaine !
Cher tout le monde, on se quitte avec les rêves de l’inégalé Otis Redding chantant I’ve Got Dreams To Remember :
I’ve got dreams, dreams to remember
J’ai des rêves, des rêves à me souvenir
I’ve got dreams, dreams to remember
J’ai des rêves, des rêves à me souvenir
Super !