Du malaise des uns et des autres qui est ni uniforme ni monolithique
Les vagabonds sans trêves : Merci Astérie Mukarwebeya d’avoir accepté l’exercice de décryptage de la situation suivante : à une amie que je connais depuis quinze ans, c’est-à-dire depuis l’université, je confie être en butte à un schéma récurrent sur le terrain professionnel. C’est-à-dire qu’au téléphone, on est ravi de m’avoir découverte, on m’encense et demande à me rencontrer, mais quand j’arrive au rendez-vous, c’est la déconvenue. Ensuite, j’ai beau me présenter sous mon meilleur jour, plus aucun enthousiasme, juste la neutralité polie de l’interlocuteur. Après, c’est silence radio. Si je téléphone, on m’envoie promener… Et la réaction de mon amie est de répondre, moi, j’ai la chance d’avoir le physique parfait pour les entretiens d’embauche !
Astérie Mukarwebeya : D’abord, j’ai vécu cette situation du recruteur content au téléphone et dont l’attitude change lorsqu’il me voit. C’était dans un cabinet d’avocats où j’ai eu affaire à un couple. Autant, je me suis bien entendue avec la dame, autant le mari, je voyais bien, dans son comportement, que ça ne passait pas. Son regard était dédaigneux. Mais dans ce cas-là, comme pour les précédents, je me suis dit, de toute façon, je ne changerai rien chez moi. Lorsqu’il m’a demandé, sur un ton méprisant, mais pourquoi, je vous engagerai, je l’ai regardé, en lui répondant, eh bien, parce que je n’ai pas le choix. Si vous attendez 60% de la part d’un Belge, il faudra que je fasse 80%. Donc, avec moi, vous serez toujours gagnant. Après cet échange, il m’a dit de patienter dans la salle d’attente. Quand il a réapparu, c’était pour annoncer qu’il m’embauchait. Et me fixant, il a dit, vous alors, vous êtes culottée ! Je lui ai dit, c’est une question de survie. Quand je cherchais une maison à acheter, ça a été pareil. De même pour la location d’un appartement. Mais là, le hasard a bien fait les choses ! La mère de la famille congolaise, qui libérait les lieux, était maniaque et, du coup, le propriétaire croyait que toutes les Africaines l’étaient aussi. Voilà, quelques exemples de discriminations vécues qui me viennent tout de suite à l’esprit. Mais concernant votre amie qui répond… quoi encore ?
Moi, j’ai la chance d’avoir le physique parfait pour les entretiens d’embauche !
Oui, c’est sûr, physiquement, nous ne sommes pas égaux sur le marché de l’emploi. Et il faut voir de qui vient cette phrase. Ne connaissant pas la personne qui était votre amie depuis…
Quinze ans ! Nous nous sommes connues sur les bancs de l’université.
Eh bien, je suppose que cette personne qui ne comprend pas le problème des discriminations s’appelle Dupond ou Durant et qu’elle est Blanche. Et c’est une amie ! Car, oui, il y a des amis, des amies qui racontent des horreurs. Ça aussi, je l’ai vécu ! En y repensant, quand je suis arrivée en Belgique, dans les premiers temps, j’étais « la Noire » qu’on connaissait. Mais après un moment, tout ça s’est estompé. Je suis devenue une copine ou une amie tout court. Alors, on m’a sorti des abominations de cet ordre. Le sentiment de chance que cette personne exprime est une banalité. Une banalité d’une grande banalité ! C’est quelqu’un qui se contente de sa vie, de son point de vue de Blanche qui, sans doute, se dit qu’elle est chez elle. Et sa conception des choses lui apparaît une chance pour elle. Alors que ce n’est même pas sûr que ce soit une chance tout court.
À ce propos, il y a un essai qui s’appelle Talents gâchés auquel j’ai consacré un article sur le blog. Ce texte étudie le coût des discriminations en France. Mais comme, pour la Belgique, les phénomènes sont similaires, je me dis que la voix se vantant d’avoir la chance d’avoir le physique parfait pour les entretiens d’embauche rend, quand même, compte d’une réalité.
Il y a une part indéniable de constat : certains candidats passent mieux sur le marché de l’emploi. Ils sont plus conformes aux attentes des recruteurs. La personne, qui avance l’idée de chance, dans un tel contexte, ramène à elle quelque chose de la société et elle parle d’elle. Elle s’empare d’une réalité sociétale pour se raconter, faire part de ce qu’elle est et exprimer ses valeurs et sa représentation de la vie.
Oui, c’est une personne conforme et même conformiste. Elle prête une grande importance à l’apparence en général. Et la primauté donnée à l’apparence, cette mentalité superficielle, est vraiment notre ordinaire. Les normes physiques constituent un travers de nos sociétés.
Je pense à un autre travers ! Celui, par exemple, du mari qui conseille à son épouse noire de ne pas aller travailler, pensant d’autant plus la préserver du racisme dans la société que son salaire de cadre assure un niveau de vie correct à la famille. L’époux refuse que sa femme soit confrontée à la réalité, prétextant qu’elle ne sera pas bien reçue. Mais ce qu’il lui dénie, c’est la possibilité de se battre.
C’est typique du modèle bourgeois : le mari se croit protecteur, sauf que son paternalisme infantilise celle qui n’est plus à la merci des blocages de la société, mais de l’époux dont elle dépend entièrement, n’est-ce pas ?
Exact ! Et si la femme accepte le marché de dupes, elle ne découvrira pas ce que j’ai appris, que le fait d’être Noire, dans un pays où je suis victime, par moments, de discrimination ou du regard de l’autre, m’a aussi poussé à chercher et à inventer en moi des richesses de courage, de réflexion, de tolérance qui ouvre l’esprit. Par ailleurs, dans la situation dont vous témoignez, il ne faut pas oublier qu’il y a des gens qui sont mal à l’aise avec ce que les autres vivent, en l’occurrence les Noirs.
Que percevez-vous dans ce malaise ?
Ces gens n’arrivent pas à en parler. Ils ne comprennent pas que, pour vous et moi, les discriminations sont la réalité quotidienne. Ils se cachent derrière de telles paroles, parce qu’ils sont incapables d’aborder la dimension humaine ou de dire, simplement, voilà, c’est un fait, les choses sont plus dures pour toi sur le terrain professionnel. Eh bien, il faudra que tu en fasses plus que les autres ! Ça, je l’entendrai facilement, ces mots, je peux en faire quelque chose. Mais une voix avançant la chance d’avoir le physique parfait pour les entretiens d’embauche, moi, ça m’ôte la possibilité de discuter de mon vécu. Qu’est-ce que j’ai à dire alors ? Ça n’engage pas à parler, à continuer à me confier.
Parce que ce n’est pas de l’ordre du constat qu’un problème existe et c’est, seulement, sur cette base qu’on peut dialoguer ?
Oui, comme j’ai pu le faire avec les deux amies qui m’ont apporté du soutien dans ma recherche d’emploi, parce qu’elles n’ont jamais été dans le paternalisme ni le déni ou quoi que ce soit d’autre. Elles m’ont dit, bon, d’accord, tu veux chercher du boulot, mais où as-tu déjà travaillé ? Comment vas-tu rédiger ton C.V. ? Je répondais et elles disaient, oui, mais il faudra, quand même, que tu dises que tu as travaillé en Belgique. Que tu n’as pas l’équivalence de diplôme ! Il y a aussi cet autre ami qui ne m’a pas ménagée, ne m’a jamais fait de cadeaux dans ses questions. Ta formation d’assistante sociale n’est pas reconnue ? Non, alors tu vas commencer par où ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Est-ce que tu as regardé où il manque des personnes ? Donc, il m’a posé des questions concrètes qui m’ont permis de réfléchir. Ce répondant m’a aidé à avancer et à préparer mes formations ultérieures.
Revenons au malaise que la question des discriminations suscite chez certains. Trouve-t-il sa source dans l’innocence ? L’inconscience de qui ne prend pas la mesure des conséquences de sa façon de vivre pour les autres ?
Certes ! Et là, il importe de voir à qui on a affaire. Est-ce une personne qui a été surprise ? Imaginons qu’elle est sciée par ce qu’elle entend, tellement prise de court qu’elle constate sa chance.
Décontenancée par le témoignage, la personne répond la première chose qui lui passe par la tête ?
Alors, dans ce cas, quelque temps après, quand elle a repris ses esprits, on peut revenir sur le sujet. Mais quelqu’un qui, en dépit de l’information et de la connaissance qu’on lui apporte, à l’habitude de revenir sur lui-même, à tendance à ramener systématiquement la discussion à lui, ce n’est pas pareil. Oui, la réalité des autres, il y a des gens qui n’en ont pas grand-chose à faire !
Ils sont dans le ouf, je suis sauvé ? L’égoïsme, le chacun pour soi ?
Oui, cet individualisme caractéristique de nos sociétés !
C’est l’individualisme qui empêche de se rendre compte des injustices liées à la manière dont la société est organisée ?
Ce qui empêche de voir, c’est d’abord de penser à soi. De penser à soi en premier, toujours ! Parce qu’on est pris dans la dynamique de devoir batailler pour conserver sa place. Cette contrainte d’être, partout, en compétition ! Et a fortiori au boulot, où n’importe qui, ayant un profil pareil au sien ou proche, est susceptible d’être une menace pour sa place. Résultat, on va essayer de l’éliminer, de l’affaiblir ou de le discréditer. Et sur fond de cet individualisme, il y a l’histoire de chacun, et aussi l’histoire des gens. Pas l’histoire d’une personne, mais de toute une population, d’un pays avec un passé de colonisation…
Ce passé dont on ne parvient guère à débattre. On n’en est pas encore là, parce que, j’entends parler, non avec le continent africain, mais sur l’Afrique, comme si c’était le pays des Noirs.
C’est qu’il n’y a pas de vrai débat dans lequel les interlocuteurs parlent d’égal à égal, sans mépris et sans paternalisme.
D’où la relative inconscience sociale ?
Et, là aussi, il est important de souligner que ce n’est pas un phénomène uniforme ou monolithique. Celui qui n’a pas encore compris, qui n’est pas conscient, il y a encore la possibilité d’éveiller sa conscience. Si, par exemple, une ou un propriétaire privé refuse de me louer un appartement, parce que je suis Noire, je peux encore la ou le sensibiliser en lui disant, écoutez, madame, écoutez monsieur, il y a une loi qui ne vous autorise pas à agir ainsi. Je peux expliquer que ce comportement est contraire au droit.
Comme l’est la clause interdisant à un locataire d’avoir un animal de compagnie.
Tout à fait ! Face au refus de louer un logement à un Noir, je peux discuter, en avançant que je gagne ma vie, j’ai de quoi payer mon loyer. Si la personne est de bonne foi, il est possible qu’elle se ravise. Mais c’est autre chose, le cas de figure de ceux pour qui le racisme est une idéologie. L’individu ferme dans la position idéologique, l’individu bien enraciné dans sa croyance, lui, va s’informer. Il va étudier la loi et trouver une façon habile de la contourner. C’est une question de principe ! D’ailleurs, ce type de personne ne va pas parler de façon spontanée en disant les Noirs sont comme ci ou comme ça… Non ! Ces individus, qui savent manipuler et détourner la loi, apprennent à se tenir dans les limites de ce que la société peut entendre. Dès lors, ils ne vont pas choquer les gens, ne pas faire de vagues, puisqu’ils sont informés. Ils ont une idée précise de ce à quoi ils veulent arriver et s’arrangent pour ne pas être confondus, ne pas se faire attraper en situation critique de discrimination en actes ou en paroles.
La volonté de considérer qu’un comportement n’est pas raciste, mais juste égoïste ou opportuniste, comme si le racisme n’était pas une forme aboutie d’opportunisme, affermit la volonté du chacun pour soi. Cette faculté de se dire ouf, je suis sauvé ! fait bon ménage avec l’injustice.
Elle fait bon ménage avec beaucoup de formes d’injustice. L’individualiste, soulagé, voire satisfait de penser, moi, je n’ai pas ce problème-là, ne se sent pas concerné par le chômage ! Qu’on lui rappelle, il y a autant de chômeurs, il réagit en prenant la chose par-dessous la jambe, genre, oui, bon, celui qui veut travailler, trouve, tout de même. Si on me sort un truc aussi, disons, commun, car je ne trouve pas un autre mot, face à chômeur qui est un demandeur d’emploi, donc, un être en souffrance… alors oui, c’est vrai, je n’ai plus tellement envie de discuter !
C’est intéressant ! On entend dire que le racisme est un sujet tabou. Mais il n’y a pas que la difficulté d’en parler des Blancs, il y a aussi la difficulté des Noirs d’être obligé d’en parler…
C’est ça ! Mais en discuter, il m’est arrivé de le faire, quand même. Parce que je connaissais la personne et que, depuis des années, nous partagions une vraie amitié. En fait, elle m’a sorti un cliché complètement fou, alors qu’elle est universitaire, diplômée de l’université catholique de Louvain où elle a côtoyé des Africains. N’empêche, à propos de la maison d’une Noire, en situation précaire, mère de quatre enfants et tout juste divorcée, comme mon amie décrivait les lieux, elle s’est exclamée : tu n’imagines pas, Astérie. Vraiment ! Il fait sale, sale comme chez les Africains ! Et elle a continué à parler, tandis que les deux autres personnes présentes ont manqué de s’étouffer. Pour elle, rien ne s’est passé. Je me suis dit, nom d’une pipe ! Mais je ne suis pas intervenue, je n’aime pas parler quand je suis fâchée ! C’est le lendemain que j’ai demandé à mon amie de passer chez moi prendre le café. Et je lui ai demandé, dis, dans la maison dont tu parlais hier, il fait sale comment… ? Elle m’a regardée et s’est mise à pleurer. Et elle a lâché, comment ai-je pu dire une chose pareille, ce n’est pas possible ? J’ai répondu : tu l’as dit ! Elle a répondu, mais, tu sais bien que je ne le pense pas, c’est épouvantable ! J’ai accepté d’en discuter, parce que c’est une amie dont je connais les qualités. C’est une fille que je n’ai pas envie de perdre. Mais si elle m’avait opposé autre chose, j’aurais coupé net. Ç’aurait été la fin de notre amitié ! Mais comme elle en valait la peine, j’ai relevé cette parole terrible. Le lendemain, pas sur le coup. Et elle s’en est sorti avec un restau !
Votre amitié a été plus forte que le conformisme social…
Oui, parce qu’il y a un rejet des Noirs. C’est un constat : il y a un rejet venant d’une bonne partie de gens avec lequel, vous et moi, devons composer ! Et composer, dans mon esprit, signifie passer au-delà de ce que j’entends, de ce que je vois dans une société où une majorité pense comme ça. C’est-à-dire, au fond, ne pense pas cette réalité-là, donc notre quotidien.
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, Astérie Mukarwebeya est une assistante sociale belge dont j’ai fait la belle rencontre via un réseau social où elle communique à propos des différentes catégories de discriminations contre lesquelles elle se bat, puisqu’elle travaille, depuis 1995, chez Unia, une institution publique indépendante qui, en Belgique, lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances. La conscience sociale d’Astérie Mukarwebeya est riche de sa passion pour la lecture et l’écriture, les arts de tous les continents, ainsi que les enjeux humains de questions historiques, économico-politiques, écologiques… Son interview a été réalisée dans un cadre strictement privé, entre amies donc.
On se quitte sans se quitter avec un titre initialement des Beatles, figurant sur le mythique album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, sorti en 1967 : With a little help from my friends ; titre repris en 1969 par Joe Cocker qui le chante au festival de Woodstock :
Oh, I get by with a little help from my friends
Oh, je m’en sors avec un peu d’aide de mes amis
Mm, I get high with a little help from my friends
Mm, je m’en remets avec un peu d’aide de mes amis
Mm, gonna try with a little help from my friends
Mm, je vais essayer avec un peu d’aide de mes amis.
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