À grands coups de Sabot dans la fourmilière du travail
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, à l’occasion de la parution du dernier numéro du Sabot, j’ai revu, à Paris, Antoine Jobard, le machiniste cette revue littéraire lancée à l’automne 2017 (lire l’article ici).
Les vagabonds sans trêves : Pourriez-vous faire le récit de la trajectoire de la revue ?
Antoine Jobard : Dans le premier numéro, nous avons expliqué ce que nous entendions par sabotage d’un point de vue littéraire et artistique.
À partir du 2e numéro, l’équipe éditoriale a décidé d’explorer un sujet, donc que la revue serait thématique. On a choisi le confort, notamment le confort intellectuel. Une question essentielle pour Le Sabot dont la vocation est d’attaquer la paresse intellectuelle, les schémas de pensée qui vont régler l’imaginaire.
Ce peut être, évidemment, les valeurs établies, mais aussi, chez les gens qui se disent subversifs, la reproduction de schémas de confort intellectuel, de modèle de pensée reposant sur un vieux manichéisme, une conception binaire du monde. L’idée était de montrer que le texte littéraire est vraiment là où on s’amuse le plus avec le confort intellectuel. C’est là où on l’inquiète le plus. Où on peut se permettre de le dévoiler et de montrer que la pensée et le réel sont toujours plus complexes. On a sorti le 2e numéro en décembre par autodérision, en mettant en exergue la citation de Rimbaud : J’exècre la misère. Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du confort !
Le numéro 3 était sur le sexe et la sexualité. Il est sorti en mars, donc au printemps, durant cette période de débats, dans le paysage médiatique, sur le harcèlement sexuel et ses conséquences. Et ceux qui ont participé à ce numéro avaient envie de sortir des représentations qu’on présente toujours de la sexualité sur le plan médiatique ou politique, car ces discours ne font qu’effleurer la véritable violence inhérente au harcèlement et même qu’il peut y avoir dans le rapport à soi et à sa sexualité. D’habitude, c’est moi qui rédige l’édito, mais pour ce numéro, c’est un texte collectif. On s’y est mis à cinq pour le rédiger, se disant qu’une approche polyphonique permettait de montrer la complexité d’un tel sujet, en particulier, pour les personnes qui sont différentes et qui, ayant une sensibilité sexuelle différente, vivent d’autres modes de rapports sociaux.
L’équipe du Sabot avait envie d’ajouter de la complexité, faire le choix de la richesse, en gardant un ton assez satirique, présentant des textes très différents les uns des autres et ça va de la petite nouvelle à base de Tinder, au poème amoureux hétérosexuel, à une série de photos sur des drag-queens, en passant par un long poème en prose d’une chercheuse et artiste franco-béninoise, une jeune femme noire et bisexuelle qui, en France, est toujours confrontée au regard de l’autre dans les relations amoureuses.
Le numéro 4, qui est sorti en juillet, a pour thème « saboter le travail ». Non seulement parce que c’est l’été, le moment des vacances, mais aussi parce qu’avec l’actualité sociale de ces derniers mois, il nous semblait essentiel de parler du travail et dénoncer la représentation habituellement offerte du travail comme étant une valeur que tout homme doit mettre avant toute chose dans son existence.
Dans nos sociétés, le travail définit l’individu.
Antoine Jobard : Oui ! Et comme avec les numéros sur le confort et sur le sexe, nous avons fait une exploration d’un mot, de son ou ses sens en partant de l’étymologie de travail : tripalium, qui est un instrument de torture. Afin de rappeler que travailler, évidemment, que ce peut être épanouissant, qu’il peut y avoir une certaine joie dans le travail, mais même quelqu’un travaillant dans la joie doit garder à l’esprit que le travail est difficile, éreintant. Et qu’il n’y a rien de pire, aujourd’hui, que ces discours destinés à nous faire croire que le travail est une zone de confort. Comme ceux des gens qui prétendent que, oui, on facilite tout, regardez, on va vous robotiser des tâches.
On essaye d’enlever la partie violente qu’il y a dans le travail. Or elle est inhérente au travail, le mot même est violent, et c’est que nous avons tenu à rappeler ! C’est difficile, même quand le travail témoigne d’un savoir-faire, d’une sorte d’excellence ou d’orfèvrerie. L’artiste, l’artisan, il sait que ce qu’il accomplit est difficile, qu’il est en train de souffrir dans ce qu’il fait.
Mais l’humain est fondamentalement actif, habile, ingénieux. Il n’est pas contre l’effort. L’artisan ou l’artiste aime la difficulté, relever le défi de la tâche à accomplir, comme l’alpiniste qui souffre dans l’ascension d’une montagne. Seulement l’organisation socioéconomique fait que la frontière entre travail et travail forcé est mince et fragile.
Oui, c’est pour ça qu’il faut se méfier aussi du terme activité. Surtout quand un patron ou un chef de service dit, mais non, ce n’est pas du travail que je donne, c’est un service que tu vas me rendre. Une petite activité en plus ! Et ce genre de comportements se multiplie.
Un autre élément important à propos de la revue : nous n’avons pas un discours qu’on peut qualifier de ciblé politiquement. Car le travail tel qu’il est organisé aujourd’hui, l’économie ainsi conçue, c’est surtout un exercice de contrôle des masses. Quelqu’un qui travaille dix heures par jour, évidemment que le soi, il n’a envie que d’une chose, c’est de se retrouver devant son émission de divertissement, de téléréalité pour avoir l’impression de débrancher, mais, en vérité, ce sera une continuité.
Une continuité de l’occupation des corps et des cerveaux qu’est le travail ?
Ça fait partie d’un vieux schéma qui est connu. Nous n’avons pas trop voulu relancer cette machine situationniste qui dit : ne travaillez jamais, mais c’est évident que, pour l’équipe du Sabot, cette réflexion fait partie de nos bases. Le travail tel qu’il est organisé à grande échelle, c’est toujours quelque chose de désastreux pour l’identité des individus.
Et pour l’équilibre psychique et physique, le développement de la robotisation ne va rien améliorer.
L’automatisation, c’est le grand rêve du capitalisme de remplacement de l’ouvrier par la machine. En d’autres mots, on essaye de transformer l’homme en machine en le mettant dans une position où il n’est plus capable de réfléchir par lui-même sur une activité. On lui dit exactement ce qu’il doit faire et en combien de temps ça doit être fait. On automatise complètement la tâche et puis un jour, on dit qu’on a réussi à concevoir une machine qui la faire à sa place. Le grand rêve du capitalisme est de ne plus avoir d’ouvriers, mais des machines.
Le prochain numéro sortira quand ?
Le Sabot numéro 5 sortira en septembre et le thème sera la violence.
Cher tout le monde, femme, hommes et tant d’autres, pour toutes les informations pratiques sur Le Sabot, revue littéraire de sabotage, consultez son site web (ici) et sa page Facebook (ici). On se quitte avec At My Job du groupe punk américain Dead Kennedys, chanson tiré de l’album Frankenchrist qui a fait scandale à cause de l’affiche insérée dans la pochette intérieur : Penis Landscape, une peinture de l’artiste suisse H. R. Ginger qui a dessiné la créature et le vaisseau du film Alien le Huitième passager.
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