À tire-d’aile de papillon et à bouche que veux-tu de poète
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, Belle merveille, le premier roman du poète James Noël, paru chez Zulma, en 2017, est une envolée des amours folages au cœur du séisme de 2010, en Haïti. Un séisme à propos duquel a été dit tant et tant sur le tant et tant de disparus, qu’on en oublie la vie qui, même cassée, continue. C’est dans ses cordes de continuer, même cassée, la vie tout partout et à PAP, la capitale du colossal chaos quotidien sur fond libertaire de kompa mamba : « pap pap pap papillon… Aucune ville ne saurait voler plus haut que ses vertiges, c’est moi Bernard qui te le dis. » (p. 11)
L’amour est le fil conducteur ou (re)constructeur de ce roman qui emprunte sa vivacité grave et erratique à l’extraordinaire battement d’ailes d’un papillon des quatre vents (p. 34) dans l’imaginaire d’un survivant professionnel :
Après avoir survécu à un drame, on peut faire de la vie une profession, putain ! Pour dire les choses sérieusement, la vie, c’est le plus vieux métier du monde. (p. 136)
L’onomatopée pap pap pap vole, volète de page en page : « pap pap pap papillon… comme ça hein, tu es vent (p. 75) ». La chenille transformée, donc le papillon est le symbole universel de l’amour et de la mort, du beau et de la métamorphose créatrice après la destruction. Et aussi de maléfice dans ce roman.
Sérieux ? Un imaginaire tout en pap pap pap battements d’ailes ambivalents et de cœurs ambulants peut sublimer un séisme en Ayiti ? Oui, si le verbe se vagabonde à l’épicentre du flamboyant et du funèbre amalgamés et que, extravaguant au croisement du sismique des corps et des sols, sa forme envoûtante, charnelle est celle déplacée d’un objet virevoltant non injuste ou insipide… porté par une musique intérieure, concrète et incroyable, car n’est-il pas affirmé, sur un ton pseudo-psychiatrique, que : « Une fois vécue, l’histoire n’a pas besoin de certificat d’authenticité. » (p. 58) ?
Belle merveille se livre, sol, do, ré… en chapitre-note. Quoique… Un fado glissé, là-dedans, dit peut-être que la structure est fée mélodique, esprit magico-rythmique dont le courant d’énergie occulte relie les morts et les rescapés, ces malgré tout vivants qui témoignent ou habitent le soliloque de Bernard. Sacha, Paloma, l’aveugle, l’athée, l’évangéliste qui rappelle : […] ce n’est pas la première fois que la fin du monde a pris notre pays comme terre d’escale (p. 54).
Les mots de l’immesurable s’élèvent en un concert de fragments aux titres entre crochets, qui balancent, de façon crue, tragicomique et imagée, le vrac de Port-au-Prince, la ville-Prométhée (p. 18 et 65), dont, chaque jour, la foi éprouvée repousse, la capitale de la première République noire du monde, brisée par le drame caméléon (p. 38) qui émeut le monde entier : jamais malheur n’a été autant diffusé.
Le soliste et hébergeur en esprit de la chorale : l’autoproclamé Bernard (p. 30) est un poète solitaire, rescapé du glouton goudougoudou. Goudougoudou est l’onomatopée populaire, le mot créole étant tranblemandtè. Mais ça, c’était avant ! Avant la foule astronomique des morts avalée par un phénomène d’une dimension hallucinante : Une hécatombe. Une subite explosion démographique dans le monde des trépassés (p. 36). Fantastique goudougoudou à croire qu’il s’agit d’un titan antique… une forme de vie demi-divine, d’humeur rugissante et répétitive.
Comme les Haïtiens, même les Haïtiens de loin, continuent à aimer Haïti, sa capitale et ses nuits, le narrateur propose du vigile et de l’hébété de la réalité une vision kaléidoscopique, tumultueuse, intense et sensible :
Ma putain de ville je l’aime, mais elle me fait mal. Nuit et jour, je l’aime. Je l’aime en noir et blanc, mais je l’aime aussi en couleur. (p. 81)
Il est sauvé des décombres, au sens large, désentravé, au sens étymologique, par une ravissante : Amore, une Italienne, employée d’une ONG, qu’il appelle sa tigresse de Frangipane – toute une histoire, ce surnom, une vraie scène de déménagement. Circulant avec des jambes qui prennent la ville de haut (p. 14), Amore, l’amante-vie, la muse-vit n’a ni froid aux yeux ni le goût de la tiède mesure :
Hier, j’ai cassé pour toi tous mes miroirs. Il ne revient plus qu’à toi de me définir, de me dire si je suis belle (p. 77)
La tigresse de Frangipane l’invite en Italie. Bernard et Amore, c’est les secousses cardiaques et telluriques des mondes italien et haïtien, les noces grandeur nature et culture de Rome, la ville éternelle et de PAP, la ville étonnante…
Quelle heure est-elle ? Voilà ma gloire. L’heure d’être pile-poil en Amore. Et de répondre à ses fantasmes. Et d’égorger tous ses fantômes. (p. 76)
Bernard et Amore ou l’amour fou, fou des impossibles possibles tous azimuts donnant de l’altitude au narrateur qui tutoie tout le monde : le lecteur ; le sexe des anges ; le souffle des Loas : les guédés et autres Mystères du peuple des invisibles ainsi que le peuple des visibles, les nationaux et le personnel des ONG, les « touristes humanitaires » qui, en essaim, déboulent sur l’île sinistrée.
Le ciel de l’aéroport Toussaint Louverture est raturé d’avions (p. 13).
La voix de Bernard s’élève de la latitude du parler franco et le cœur sur la table (p. 11), dont la maxime est : « agis dans ton lieu, pense avec le monde » (Édouard Glissant). Pense également avec le cosmos, parce que la catastrophe est si démesurée que la narration, en embrassant le pêle-mêle humain, a des accents épiques :
Ce jour-là, je le sais, ce n’est pas un jour simple c’est un jour de nuit, la face cachée du système solaire. Des milliers d’étoiles filantes ont défilé dans le ciel au soir du douze janvier. (p. 17)
Accent épiques, mais pas tant, pas naïvement héroïques, car le héros du livre est le verbe dont la danse frénétique, sur le fil de la joie d’exister, invente son théâtre nomade au-dessus de la fosse de la mort en soi et au dehors. Aussi, le soliloque de Bernard tient-il du condensé philosophique dont la liberté adamantine et l’audace enfant offrent, en ciselant une fable foudroyante, un accès direct à la condition humaine, immensément désespérante et radieuse en chair et en os :
Assis face à la mer, Amore et moi sommes en quête d’horizon.
Un soleil, coupure de manque baptiste, donne jus à la lumière de cette fin d’après-midi. Il fait un temps à avaler tout ce qu’il nous reste de salive devant la beauté du monde. Un temps à mesurer l’horizon à l’aune du corps d’Amore, femme-balcon. Beauté haute avec vue sur mer. (p. 123)
Bernard, celui qui se souvient, se sent comme le crustacé habillé d’une coquille de seconde main : En ce temps-là j’étais un être désaccordé (p. 12). Parce qu’il s’identifie au bernard l’hermite, la réalité, palpable, sous le radar des médias et des ONG de la planète, se déploie dans sa langue colorée, teintée d’onirisme. Une langue aussi piquée de bon sens et de démences que saupoudrée de facéties. Et plus saugrenue, incisive, survolée, sonore que dolor.
À propos de l’estimation du nombre de victimes à plusieurs dizaines de milliers près ou loin, à propos de la valse indécise des chiffres, dans la bouche du narrateur le proverbial crayon du bon Dieu n’a pas de gomme devient : C’est trop facile d’avoir une gomme pour défaire ce que fait Dieu (p. 17)
En Ayiti où la vie dure dure, on sait, c’est savoir viscéral, que la meilleure façon d’honorer les morts est le pas lâcher prise dans toutes les formes de l’art de changer qui, oui, c’est vrai, ne laisse pas de répit, mais qui, dans Belle merveille, fait de la poursuite du sens une folle farandole hybride, ensorcelante, étincelante, insolente – et cætera de rimes riches brûlantes en sensations rouges et basculantes. En Ayiti, belle merveille ! se dit pour qualifier le hors du commun, qu’il soit de l’ordre du pire ou du meilleur, n’importe, c’est belle merveille, puisque le bonheur est contemporain du drame, la naissance de la fin…
Si, demain est un autre jour (p. 15).
N’en déplaise à ses dénigreurs, la capitale, quoi qu’il arrive, reste en soi, comme ça, bien présente, en dépit de tout, en dépit de rien, campée sur son mystère :
Port-au-Prince, ma ville cabossée, ma citée bipolaire, est avant tout un vrai cadeau. Dans cette ville, tout s’oublie. L’oubli est la seconde peau du vieux serpent qu’est Port-au-Prince. (p. 141)
Comme ce consentement à la vie a, quand même, des allures de bulletin d’adhésion ingénu et agité, un peu en Apollon, un peu en Dionysos, Bernard, l’aède aveuglé par la démesure où le tragique le dispute au romantique, chante sa poésie à nulle autre pareille, sorte de sérénade insolée de l’amant d’Amore et de blues méli-mélo incomplet (par simple économie de tristesse, p. 16) du survivant du désastre vieux de… 7 ans. Déjà ! il dit.
Tout qui connaît Haïti, sait que ce qui s’y passe regarde l’ailleurs. Alors, le séisme est augmenté, multiplié par l’afflux de journalistes et des sauveteurs internationaux occasionnant une flambée des prix de l’immobilier. L’arrivée massive transforme la capitale et ses alentours en une invraisemblable tour de Babel qui force le poète Bernard à parler éthique :
Les artistes par temps de drame deviennent à leur corps défendant des urgentistes de l’aurore. Des secouristes de la vérité (p. 70).
En Ayiti, il y a une perfectibilité du malheur non naturelle qui s’appelle amputations abusives et à la chaîne des rescapés ; couple Kingkong (oui, oui !) à la tête de la fondation chargée de la reconstruction ; épidémie de choléra apporté par le contingent népalais de la Minuchat (oui, oui !) dont est souligné l’arrogance sans filtre.
Une arrivée sans dépistage. (p. 92)
À quoi s’ajoutent l’histoire ancienne et toujours neuve mythologie de Dessalines, le père de la Nation assassiné lors d’une embuscade parricide (p. 94) qui transforme les Haïtiens en orphelins du projet d’indépendance mentalement inachevé :
Dis papa, as-tu vu arriver la folle Défilé bravant tous les dangers pour ramasser la dépouille de Dessalines ? (p. 94)
Sans oublier le drôle de la chose politique ! Risible la peinture animalière des présidents de la république liant fiction et réel ? Pas sûr. Du bestiaire des noms d’oiseaux – pintade et coq – du passé proche et contemporain, avec une embardée de rose carnaval la conséquence est la faillite de l’État. Sur ce système, si mal embouché qu’aucune volonté n’est assez bonne pour y produire du bien commun, vient se greffer le business de l’humanitaire à propos duquel Deborah déclare (p. 115) :
Je te jure que toute cette fourmilière de d’humanitaires court seulement dans le sens de ses propres intérêts. (p. 116)
Sept ans après le séisme, le malheur récidiviste s’en prend, sous la forme du cyclone Matthew, à la péninsule de Tiburon, autant dire aux trésors agricoles de les départements du Sud et de Gran’Anse, ravageant Jérémie, la citée des trois poètes, Port-Salut, la jolie comme un cœur Dame-Marie…
Belle merveille n’est pas un récit linéaire, mais en tranche haïtiano-napolitaine incendiaire, vertigineuse de doléances et condoléances adressées à tous, de connaissances et de reconnaissances célébrant l’universel d’aimer et de poétiser qui relève : La magie a son nid au pays des montagnes (p. 130). Ce roman est un objet voletant non injuste ou insipide qui, j’imagine, dit que, où la voix vise sa justesse dentelle-de-fer et non la règle, le mot est de corps sapide et d’esprit lapidaire jouant des tours troublants. Belle merveille dit aussi, peut-être, qu’en pays-montagnes, la prime magie est que l’amour de la vie et la passion du verbe sont un chouia plus fort que la fatalité de la mort et le néant de l’ennui…
James Noël est l’auteur de plusieurs recueils poétiques, dont La Migrations des murs, Les poings chauffés à blanc et Le Pyromane adolescent. Il est cofondateur de la revue IntranQu’îllités (voir ici) et fondateur de Passagers des Vents, une résidence artistique et littéraire en Haïti. On lui doit également l’Anthologie de poésie haïtienne contemporaine (ici).
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, on se quitte avec Mad about you d’Hooverphonic, groupe de Trip hop belge :
Are you the fishy wine that will give me a headache in the morning
Es-tu le vin louche qui me donnera mal à la tête au matin
Or just a dark blue land mine that will explode without a decent warning
Ou juste une mine bleue sombre qui explosera sans sommation décente
Give me all your true hate and I’ll translate it in our bed
Donne moi toute ta haine véritable et je vais la traduire dans notre lit
Into never seen passion, never seen passion
Dans une passion jamais vue, une passion jamais vue
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