L’escargot
L’escargot se déplace
dans une continue
création de son corps
s’invente et se rejoint.
Il glisse avec aisance
dans le tunnel sans fin
de son identité.
On le dit peu rapide,
sans voir que le précède
son image future
et qu’il avait en lui
la route qu’il emprunte.
Alexandre Toursky, L’escargot, recueil Loin de l’étang, Seghers, 1971, p. 25. En termes simples, les vers du poète français Alexandre Toursky célèbre le pouvoir de l’escargot dont les mouvements aisés reposent sur une création incessante du corps qui se déploie et se contracte. Commun l’escargot ? Non ! Une créature extraordinaire qui n’est pas que l’allégorie de la lenteur et de la modestie du fait qu’elle transporte toutes ses possessions sur son dos.
Traditionnellement, l’escargot est également symbole de l’immortalité de l’âme et de la résurrection du Christ parce qu’il renaît au printemps, après avoir passé l’hiver protégé par un opercule de calcaire dans sa coquille close comme un tombeau. Une coquille dont la spirale harmonieuse est reliée au nombre d’or, nombre irrationnel touchant à l’infini. La spirale exprime-t-elle de ce fait la perfection du mouvement et de la genèse sans fin de la même ligne ? se demande l’Encyclopédie des symboles, publié par le Livre de poche symbole de l’infini.
Pour l’iconographique chrétienne, par exemple, l’escargot, qui est hermaphrodite, peut représenter la fécondité virginale de Marie, défend le spécialiste d’iconographie chrétienne Michel Feuillet dans l’article Le bestiaire de l’Annonciation : l’hirondelle, l’escargot, l’écureuil et le chat.
L’historien d’art Daniel Darras (1944-2003) voyait beaucoup de choses dans l’escargot de L’Annonciation de Francesco del Cossa : « Ces braves primitifs croyant que l’escargot était fertilisé par la rosée, celui-ci était facilement devenu une figure de la Vierge » (article de lexpress.fr ici). Mais ici, s’il est bien peint sur le tableau, l’escargot n’est pas dans le tableau. Il est sur son bord, à la limite entre son espace fictif et l’espace réel d’où nous le regardons. Ainsi, rappelle-t-il que le tableau n’est qu’une représentation du sujet sacré, le figurable de l’infigurable. Pour en savoir davantage, je vous recommande d’écouter, sur France Culture, la série d’émissions Histoires de peintures : Secrets de peintres par Daniel Arasse, qui a été édité chez Denoël. À signaler également, deux formidables articles intitulés La part de l’Ange : le bouton de rose et l’escargot de la Vierge de Dimitri Karadimas (1966-2017), 1re partie et 2e partie. L’ethnologue américaniste et anthropologue français Dimitri Karadimas travaillait sur les représentations du corps, les modes de figurations et la place de l’anthropomorphisme dans la constitution des savoirs. À propos de sa disparition, le 2 avril dernier, voilà ce que dit l’anthropologue français Philippe Descola : nous sommes nombreux à être dans le désarroi, sans savoir comment faire face à cette cruelle injustice autrement qu’en se remémorant les moments allègres que nous avons passés ensemble (dans le Journal de la Société des Américanistes, lire ici)
C’est sur le site de la photographe française Ève Morcrette, dans la catégorie Le Bestiaire, recelant des représentations de femmes animales, que j’ai découvert ce nu intemporel, pictural, étrangement présent et mystérieux, vulnérable et fermé dans un abandon qui donne guère. Un abandon qui dérobe le visage confié à la terre ou glissé entre les bras ou les cornes en un mouvement à la fois onirique et concret du corps dont la peau est terreuse et, cependant, encore aussi précieuse, satinée que la nacre de la coquille. Il me semble que cette photographie met en scène, de façon puissante et pudique, une symbolique ancestrale de l’escargot qui, dans l’histoire de l’art, figure le corps de la femme et, plus largement, la féminité. Comme le coquillage, c’est par analogie qu’il devient image du sexe féminin, de l’érotique de la vulve, luisante, humide, baveuse, aqueuse ou aquatique. Associé au thème de l’éternel retour, l’escargot est universellement symbole lunaire, car il montre et cache ses cornes, comme la lune, astre féminin par excellence, apparaît et disparaît, croît et décroît. Une lune qui, sous sa forme de croissant, donc de cornes, est l’attribut de la déesse grecque Artémis, divinité chasseresse des forêts obscures, sauvage, fière et insoumise. Parce qu’il hiberne et rampe sur le sol, l’escargot est lié au monde chtonien qui est au-delà ou séjour des morts, lié, donc à la terre dont le sommeil hivernal et la renaissance printanière évoquent le cycle perpétuel de la vie et de la mort, c’est-à-dire de pouvoir de création ordonnée.
Je vous abandonne à la virtuosité poignante de Maria Callas interprétant, en 1954, Casta Diva (« Chaste déesse ») de la Norma, l’air d’entrée de l’opéra de Vincenzo Bellini, qui est une invocation mystique à la lune, dont la beauté éperdue, fige le temps dans la forêt sacrée.
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