Suite et fin d’une bien intéressante histoire belge
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, Astérie Mukarwebeya est une assistante sociale travaillant depuis 1995 chez Unia, institution publique indépendante qui, en Belgique, lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances. Les vagabonds sans trêves sont heureux de vous livrer la seconde partie d’un entretien qui s’est déroulé dans un cadre privé, qu’on se le tienne pour dit (1re partie ici).
Les vagabonds sans trêves : Les éditions La Découverte ont publié en 2006, un recueil d’articles intitulé De la question sociale à la question raciale ?
Le livre est dirigé par Didier Fassin et Éric Fassin. Le premier article : Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale, écrit par Didier Fassin, s’achève sur l’évocation de deux régimes de connaissance. Il y a les gens qui développent une connaissance sur la base de l’expérience subjective du racisme au quotidien et ceux dont la compréhension n’est pas liée au vécu de la discrimination. Mentionnant une enquête qu’il a réalisée sur les « écoutants » d’un service téléphonique anonyme, formés à recueillir les plaintes des victimes ou des témoins des discriminations, l’auteur dit qu’une partie des écoutants était certaine qu’il s’agissait bien de discrimination, tandis que pour l’autre partie, la réalité n’était pas avérée.
Astérie Mukarwebeya : Ça, on ne peut pas l’empêcher. Les motivations sont aussi nombreuses que les travailleurs ! Quelqu’un peut travailler dans le domaine de l’antiracisme, parce que c’est la première place qu’il a trouvée et il l’accepte comme il irait bosser à la poste belge ou dans un ministère. Un autre postulera avec l’idée que l’expérience consolide la bonne image qu’il a de lui-même ou qu’elle ajoutera à son C.V. pour rebondir ailleurs. Puis, il y a tous ceux qui sont là par conviction ! Pour qui c’est un choix d’adhésion ! Ils y croient et ont envie de travailler dans ce secteur. Ils ont à cœur de faire bouger les choses et savent que c’est une tâche fondamentale pour la société.
J’ai l’impression qu’on devrait traiter le problème, plus tôt, à l’école. Que c’est un point-clé de l’éducation, une question civique !
Bien sûr, il est important d’agir en amont à l’école, mais il n’y a pas que les gens, les particuliers. Unia, en tant qu’institution publique luttant contre la discrimination et défendant l’égalité des chances, a aussi pour mission d’informer le secteur des services. Par exemple, les agences immobilières, les services publics… Il y a un travail de communication qui est fait dans les entreprises. La difficulté, c’est que les institutions, les services ou les associations, qui luttent contre ces discriminations, le font en se basant sur un texte de loi. Or le texte de loi n’est jamais suffisant ! Parce que, disons, que je monte dans le train, je m’assieds face à un voyageur ou une voyageuse. Et voilà que la personne me regarde avec mépris, se lève et s’en va. Je ne peux rien faire contre elle, même si elle a manifesté une agressivité…
C’est une agressivité passive.
Alors, imaginons aussi les employeurs qui reçoivent des C.V. Il n’y a rien qui les oblige à répondre aux personnes. Rien ne les oblige à retenir tel ou tel candidat. Quand ils disent : on va vous rappeler, rien ne les oblige à rappeler. Il y a toujours des choses qui ne sont pas du ressort de la loi et, dans cette région, il y a, bien sûr, des choses qui demeurent un peu biaisées. Enfin, il y a le côté subjectif de la perception d’un comportement. Dans la scène du train, peut-être vais-je m’imaginer que la personne s’est levée parce que je suis Noire, alors qu’il est possible que mon parfum l’insupporte. Et si le fait que j’étais au téléphone la dérangeait ?
Je comprends ! D’autant plus que la relativisation correspond à mon expérience. C’est ce que j’ai longtemps fait de façon systématique et que j’ai tendance à faire encore. Et j’ai vu et je vois les autres volontiers agir ainsi. J’observe les Noirs et d’autres victimes de pratiques discriminatoires freiner des quatre fers devant le constat que oui, c’est du racisme, oui, c’est de la discrimination. La situation est étrange, car j’entends les Blancs dire, on nous accuse trop d’être racistes et les Noirs éprouver des scrupules à s’emparer de l’hypothèse du racisme.
Effectivement, les victimes ne foncent pas sur cet argument !
À cause de l’habitude de se battre pour avancer, de persévérer pour réussir ?
Bien sûr, les Noirs, vivant ici, bataillent pour obtenir ce qu’ils ont. Mais, comprenez, reconnaître qu’on est victime de racisme, c’est reconnaître que l’endroit où on habite est un lieu de rejet. Ensuite, on devra en faire quelque chose. Comment, avec un tel bilan, se regarder dans la glace ? Ce n’est pas rien se dire, on ne veut pas de moi pour ce que je suis ! Ce n’est pas facile ! Après, on va s’interroger. Douter même. Songer, est-ce que j’ai suffisamment de force ? Est-ce que j’ai une illégitimité à demander, ça ? Dans mon travail, j’ai déjà entendu des gens considérer, oui, mais bon, déjà qu’ils nous acceptent ! Et il faudra en plus qu’on me donne de l’argent du CPAS. On doit leur dire le Centre public d’action sociale est une assistance légale, c’est-à-dire, un recours pour tout le monde. On doit expliquer que, quand on parle de l’allocation du CPAS, on parle d’un droit ! Parfois, faire entendre raison est vraiment compliqué ! Ce n’est pas gagné d’avance ! Il faut expliquer et réexpliquer aux gens, qu’en dépit du passé colonial et de tout le reste, en dépit de leur tendance à intérioriser les inégalités comme une donnée indépassable, ils ont des droits et qu’il faut qu’ils se reconnaissent les mêmes droits que n’importe quelle autre personne dans cette société.
En somme, vous devez donner des leçons de démocratie ! Faire entendre les principes fondamentaux sur lesquels est construite notre société.
C’est ça ! Sinon, la personne ne va pas revendiquer ce que le législateur a prévu pour la défendre ou lui venir en aide dans sa situation.
L’aveu d’être une victime est donc fait à contrecœur, à son corps défendant.
Au point que des personnes passent, parfois, par un tiers, un ami qui téléphone, chez Unia, pour elle, afin de s’assurer que l’expérience vécue correspond à de la discrimination, relève effectivement de ça. Ce n’est qu’après avoir reçu l’assurance d’être bien une victime que la personne se présente à nous. Ça arrive ! Ça arrive depuis les jeunes refoulés à la porte d’un dancing jusqu’au candidat postulant dans une entreprise. Une part de notre tâche consiste à faire comprendre à la personne qu’il s’agit bien d’un droit, qu’on lui a causé un préjudice. Elle est une victime qui revendique un droit et non une faveur ! On ne demande pas qu’on fasse des faveurs, mais que soit respecté un principe démocratique : la loi est la même pour tous ! Si la personne postule pour un travail, il est juste qu’on lui donne, au moins, la possibilité d’être considérée selon ses compétences, le droit d’être concurrentielle sur le marché du travail.
Mais, pour vous, compétences signifient talents et capacités, expériences liées aux diplômes, certificats, stages de formation, sans oublier la maîtrise des langues. Or, les recruteurs, patrons d’entreprise, cadres ou directeurs des ressources, dans leur quête du candidat idéal, manifestent des attentes dont le caractère normatif pénalise les postulants en fonction de critères comme le genre, la couleur de peau, les traits du visage, la religion, l’orientation sexuelle, l’âge, sans oublier le handicap… Du coup, dans mon entourage, j’entends les gens appartenant au groupe majoritaire dire qu’ils travaillent au sein d’entreprises dont le personnel est blanc et où, d’ailleurs, les femmes ne sont pas censées grimper dans la hiérarchie. Certains jugent déplorable que, dans ces endroits, les seules personnes, ayant votre couleur de peau ou la mienne, travaillent à la cafétéria ou s’occupent de l’entretien. J’en conclus que la blancheur est une compétence…
Dans l’état actuel de la mentalité, une partie de la population apparaît, sur le marché du travail, comme hors norme. Et, si je prends ma trajectoire, par exemple, j’ai fait des interventions dans des colloques.
Et à la pause, il est arrivé que la première question qu’on me pose soit : d’où venez-vous ? J’ai le badge indiquant : Belgique. Mais quand je le pointe du doigt en disant, eh bien, de Belgique ! on répond, mais non, d’où venez-vous vraiment ? Je dis : Namur ! Ah, mais, c’est où Namur ? Je précise, c’est une région de la Belgique francophone ! Et ils insistent, ah, non, non ! Bon, oui, là, je le fais exprès de les pousser à bout afin qu’ils réfléchissent, tout de même, leur comportement. On est, en définitive, dans un colloque européen et, à la pause, ça ne manque pas ! Les gens, qui me voient la première fois, ont ce réflexe. Pour eux, ce n’est pas logique que je participe au colloque, que je sois dans cette position, à parler avec d’autres Européens de la discrimination à l’emploi, des villes où il y a moins de racisme et que sais-je encore…
Dans ces colloques, il y a d’autres intervenants dont la couleur de peau est foncée ou vous êtes seule ?
Ah, je me retrouve seule la plupart du temps.
Si, je comprends bien, on règle des questions de discriminations et de racismes sans guère faire appel aux gens qui ont une expérience vécue de l’injustice, c’est-à-dire sa connaissance subjective. Plus de dialogue entre les différentes trajectoires n’est-il pas souhaitable sur ce terrain ?
Vous soulevez une question complexe. Ce que je peux dire, c’est qu’elle mériterait d’être posée, dans le secteur des entreprises, aux employeurs et aux recruteurs, dans le milieu universitaire, aux sociologues et aux politologues, dans la sphère médiatique, aux rédacteurs en chef et aux journalistes. Et c’est évidemment une question à poser aux politiques…
Mais, dans ces conditions, n’éprouvez pas un sentiment de solitude ?
Non, je ne dirai pas ça. En plus, en déplacement et dans les colloques, la curiosité dont je suis l’objet est une occasion de sensibiliser l’autre, de lui rappeler qu’on parle d’égal à égal et que, de ce point de vue, on est les mêmes. Je suis là pour travailler, comme tout le monde et atteindre les objectifs définis et que je le fais avec d’autant plus de conviction que j’ai l’espérance de n’être plus, un jour, qu’une banalité. Mais ce n’est pas toujours facile. Il se peut que j’arrive à un endroit où on me demande : vous cherchez ? Je donne mon nom. Et c’est encore pire ! Alors, je sors ma carte de visite professionnelle et je dis que j’ai rendez-vous avec Untel. Ah bon, d’accord, excusez-moi ! En général, ça se passe bien. Mais, en y repensant, dans un précédent boulot où je devais superviser ou suivre des projets sur le terrain, j’ai été confronté à une dame s’occupant de questions d’intégration et qui ne m’aimait pas. Mais, ça encore, c’est son droit. Et voilà, qu’un jour, elle me dit, mais toi, quand même, tu nous déboussoles ! On a l’habitude de voir des étrangers en situation de demande, pas le contraire. Je l’ai regardée en disant, écoutez, votre problème est que vous voyez en moi une étrangère. Mais ici je viens à titre professionnel ! C’est à ce titre que je participe aux réunions et que j’analyse ce qu’il en est des projets, de leur réalisation ou de leur degré d’avancement.
Cette dame est-elle désarçonnée par le fait que vous ne correspondiez pas à la représentation de la Noire démunie ou défavorisée ?
C’est ça ! Elle me reprochait de n’être pas celle qui vient demander de l’aide. Et on peut relier l’attitude négative de cette dame à la difficulté des personnes, en situation de discrimination, de reconnaître qu’elles ont des droits et de les revendiquer. Mais je le répète, il ne s’agit pas d’obtenir une faveur, mais d’appliquer la loi ! Alors, j’ai expliqué à la dame qu’elle faisait une erreur, que j’étais la preuve vivante que son boulot était valable, que son action était efficace, puisque je suis née à l’étrange et que je vis dans ce pays, simplement, comme n’importe quel Belge. Je travaille simplement, ce qui me conduit ici où ma mission est de contrôler ses projets.
Je suis tentée de dire que les préjugés de cette dame viennent du fait qu’elle travaille dans le domaine de l’intégration. Sauf que le stéréotype Noir égale personne démunie ou défavorisée correspond à la représentation commune.
Il faut savoir qu’en Belgique, les Noirs sont la communauté ou le groupe le plus diplômé de la population. Mais quand on vient de l’étranger, ce n’est pas parce qu’on est diplômé que son diplôme est reconnu. Alors à l’arrivée, qu’est-ce qui se passe ? L’urgence, si on est un père ou une mère de famille, par exemple, médecin, c’est trouver de quoi vivre. Un boulot alimentaire ! Et les diplômés en médecine vont être engagés sur la base d’un contrat définissant des tâches en deçà de leurs compétences. En fait, on leur accorde la possibilité de travailler comme aide-soignant et pour ce faire, ils reçoivent le numéro INAMI, indispensable pour pouvoir exercer leur profession. Mais, dans les maisons de repos qui font appel à eux, ils ne travaillent pas réellement comme aide-soignant, la plupart du temps, ils font quand même un boulot de médecin.
En étant payés comme aide-soignant ?
Oh, il n’y a pas que les Africains ! J’ai rencontré une dame qui avait un diplôme de pédopsychiatre et elle travaillait en tant que thérapeute rétribuée comme une simple employée de cette structure hospitalière, en faisant un boulot de pédopsychiatre.
Ça, c’est le cas des nouveaux arrivants. Mais les citoyens belges ou les ressortissants de l’Union européenne qui ont fait leurs études ici. Ils peuvent être aussi embauchés en deçà de leurs compétences ou être moins rétribués, parce que les employeurs sont réticents. Ils craignent de prendre un risque en les engageant.
On devrait prendre en considération la crainte, dans le privé, de prendre un risque en embauchant certains candidats. Mais à ma connaissance, actuellement, il n’y a pas une structure ou un service chargé d’explorer cet aspect des choses, étudier certaines entreprises, analyser leurs chiffres et mettre en évidence les résultats. Je m’explique : il serait utile d’étudier ce qui se passe dans les firmes américaines installées en Belgique, car elles, je le dis souvent, sont obligées de respecter la loi sur les minorités visibles, avec tel pourcentage de Noirs, de Latino-Américains, etc. Il suffirait, si on le voulait, d’enquêter pour prouver que le travail des Noirs, des Blancs et des autres est valable et qu’il ne s’agit pas d’un problème de compétences. Je suis convaincue que ces vérifications communiquées aux employeurs, des arguments, avec des chiffres à l’appui, pourraient les rassurer…
Ça améliorerait le recrutement des femmes.
Bien sûr, ce genre d’initiative aurait un effet positif de ce côté-là.
Mais pourquoi avez-vous dit Latino-Américains ?
Ah oui, eux aussi sont discriminés. Et un jour que je parlais avec un fonctionnaire d’un service chargé de la formation des adultes, j’ai demandé, mais quel est le problème, avec les Latino-Américains ? Il a répondu que des entreprises n’en veulent pas parce qu’ils ont du mal à perdre l’accent. Et l’effet pervers, pour les services et les organismes, chargés de la formation des futurs candidats sur le marché de l’emploi, c’est la tentation de s’aligner sur les critères des entreprises. La chose est vraie aussi pour certaines associations qui doivent donner la preuve de leur efficacité pour conserver leurs subsides.
Donner la preuve ?
C’est le pourcentage des gens qui, grâce à la formation, ont trouvé du travail. Par conséquent, les associations et les organismes peuvent être tentés de sélectionner les candidats les plus prometteurs et d’écarter de leur programme de formation, la femme qui porte le foulard, le Noir, le Latino-Américain et la personne handicapée…
Cette logique de la rentabilité renforce la sélection arbitraire sur le marché de l’emploi. Mais après un type de recrutement qui voit triompher l’uniformité, qu’advient-il du travailleur dans l’entreprise ?
Eh bien, il vaut mieux qu’il dissimule son homosexualité, qu’il n’ait jamais une maladie chronique ou un accident invalidant…
Et pour les femmes, un fait aussi naturel que d’être mère est problématique. Quant aux personnes intersexuées ou transgenres, elles n’ont pas passé le cap de l’entretien d’embauche. Comme les autistes dont on sait bien qu’ils ne savent rien faire. Et lorsqu’on prend de l’âge ?
Ce n’est vraiment pas un atout non plus.
Les candidats trop petits, non ! Les obèses, idem. C’est un écrémage sévère !
Et ça, c’est difficile aussi. Parce que si on considère, par exemple, monsieur Mamadou ou monsieur Koffi qui vient d’Afrique et qui est parfaitement compétent, vous le faites entrer dans cette entreprise, pour peu qu’il montre exactement les mêmes capacités que les autres, eh bien, on va faire bande contre lui. Si Mamadou ou Koffi vient s’occuper du nettoyage des bureaux, il n’aura pas de problème avec ces gens-là.
L’écrémage entretient une culture d’entreprise intolérante, défavorable à l’introduction d’un élément dit hors norme.
Si cette personne se démène et que, sur le plan de la rentabilité, elle rapporte le double, l’employeur raciste ou pas privilégiera son intérêt et se dira, c’est un bon élément. Malgré tout, le jour où cette personne à un problème, disons, qu’elle est la cible d’un harcèlement ou quelque chose comme ça, c’est elle qu’on déplacera et non ceux qui l’ont harcelée. Ce schéma est valable dans tous les cas de harcèlement de toute façon. Avec le risque pour la personne harcelée de sauter, parce qu’il est plus facile de la licencier et de garder l’espèce d’homogénéité de l’équipe.
Sur son lieu de travail, une personne noire peut devenir plus vite un bouc émissaire ou un souffre-douleur.
Il y a un risque accru en comparaison de l’homme blanc ! Sauf si on se rend compte que ce dernier est homosexuel. Qu’il est séropositif aussi. Ou qu’il a la sclérose en plaques. Alors, la crainte, c’est, mince, il est malade, il va s’absenter. Et l’employeur s’interrogera sur ses performances. La question va juste porter sur sa rentabilité.
Il y a une part de subjectivité dans le critère de la rentabilité. Ce n’est pas comme courir le cent mètres, épreuve pour laquelle on obtient une mesure objective. Tandis que la question de la rentabilité est inséparable de la dimension relationnelle qui est subjective.
En même temps, la rentabilité, c’est le chiffre qui est fait, le nombre de clients ramenés, de contrats décrochés, de ventes de tels produits. Si le Noir surpasse les autres, l’employeur cherchera même à le protéger, comme tout élément supérieur.
Si l’employeur, le responsable du service ou du département encadre un tant soit peu l’équipe, qu’il prend, par exemple, l’initiative de définir un code de conduite équitable, les choses peuvent bien se passer…
Oh oui, ça dépend toujours de la hiérarchie ! Si elle sonne la fin de la récréation, c’est bon… En général, les choses cessent de s’envenimer quand l’autorité assume ses responsabilités. L’employeur, mais, aussi, le propriétaire, dans un immeuble où un locataire est harcelé, celui qui est en position de pouvoir, s’il réagit, va calmer le jeu.
C’est très intéressant, parce qu’on critique volontiers le racisme des classes populaires, mais je suis frappée par la complaisance de l’élite ou des gens de pouvoir à l’égard du racisme, sous prétexte que, oui, Untel a agi comme ça dans le but de gagner, se placer, réussir… C’est de bonne guerre pour quelqu’un qui voulait devenir patron, être élu, bref, décrocher la victoire.
Le racisme qui me dérange, c’est le fait de ceux qui croient avoir une espèce de caution. C’est-à-dire, cette façon de discours dont un Noir est la caution. C’est l’homme qui dit, vous savez, ma femme est Noire, alors je sais de quoi je parle. Ou, moi, j’ai un employé noir et comme je le côtoie depuis cinq ans, je sais que le travail de ces Noirs est comme si ou comme ça. Donc, sous prétexte qu’on connaît une Noire ou un Noir, ou qu’on a un voisin noir ou un ami noir, on sait absolument tout des Noirs. Ou parce qu’on travaille, dans l’antiracisme, du coup, on sait… On sait quoi, au juste ? On connaît la Noire X ou le Noir Y qu’on a côtoyé. Mais qu’est-ce qui fait que ce Noir va représenter tous les autres Noirs ?
Un Noir égale les Noirs ? N’est-ce pas un effet d’ensemble dans lequel l’individu singulier est perdu ? Comme dilué ou disparu ?
C’est le préjugé ! Parce que, par exemple, au travail, mon souhait est qu’on voit mes qualités, mes aptitudes, avant ma couleur de peau. En principe sur mon lieu de travail, que je sois d’origine étrangère, que je sois Noire, ce n’est pas ça ma compétence première.
Ce n’est pas votre métier ?
Être Noire, non, ce n’est pas mon métier. Ce n’est pas une compétence professionnelle en soi !
Mais en amitié non plus, ce n’est pas votre raison d’être ! Ce n’est pas votre dignité.
Non ! En amitié non plus ! Enfin, surtout pas !
Vous n’avez pas tellement vocation à être Noire dans votre vie, finalement ? Il n’y a pas tant d’endroits où… ?
Ah, ah ! C’est vrai, ce n’est pas ma vocation.
Alors c’est quoi, au fait ? Parce que je vois la couleur de peau des gens. Depuis que je suis petite, comme on n’en parlait pas et qu’on n’était pas censé la nommer, j’ai bien ouvert les yeux. C’est ce que je fais quand on ne peut pas, quand le rapport au réel est interdit. Mais la question que je me pose, c’est en dehors du registre des discriminations, avec ce que ça incombe, en dehors de cette gravité pour la vie, de ce poids, c’est quoi être Noir ?
Mais, moi, je ne sursaute pas le matin en me disant, je suis Noire. Même quand je me coiffe, je me maquille, ça ne me vient pas à l’esprit ! C’est du dehors que le rappel m’est imposé. Par exemple, quand je croise une connaissance qui dit, tiens, l’autre jour, j’ai rencontré une fille qui était comme toi. Je dis, pardon, qui était comme moi ? Elle répond, oui, comme toi en se passant la main sur la joue. Ah, je fais, elle travaille à Bruxelles. Non ! Non ! la dame s’agace. Alors, je dis, cette fille habite à Namur. J’entends, enfin, elle est comme toi, quoi ! Une Africaine ! Du coup, je dis, ah bon, tu as vu une Marocaine ! Mais, non, enfin, qu’est-ce que tu racontes ! Je réponds, quoi, l’Afrique, l’Afrique du Sud ? Une Africaine ! C’est grand l’Afrique ! Et la dame, mais enfin, enfin, une fille de couleur quoi ! Je lâche, bon sang, mais de quelle couleur ? Et misère ! Est-ce que tu t’en rends compte ? Dix minutes, pour que tu dises, j’ai rencontré une femme noire et elle m’a fait penser à toi ! C’est compliqué ça ? Pourquoi ça te dérange ?
Qu’est-ce qui dérange ?
De dire, tiens, j’ai rencontré une Noire, elle m’a fait penser à toi. Ce n’est pas moi, le problème. Moi, ma couleur ne me dérange absolument pas. Mais quand je suis quelque part et que, tout à coup, on me tient des propos pareils, je me dis, ah, ben, mince, j’avais oublié ! Et puis je passe à autre chose.
Mais cette femme parlait de quoi, finalement ? Est-ce vraiment de votre couleur ?
Oui, mais elle n’arrive pas à dire simplement, une Rwandaise ou une Noire. C’est ça qui me frappe ! Et je me dis, qu’est-ce qu’ils ont ? Pourquoi ? Pourquoi dire, ah, j’ai vu une Blacky ! Et pire, j’ai vu une Black, mais pourquoi ? Qu’on dise Noire ! Mais ils préfèrent dire Black parce que, j’ai l’impression, ça atténue quelque chose ! Atténue quelque chose en eux. À croire que le mot qu’ils doivent prononcer, ils le sentent comme une espèce d’indécence. Ça ne se dit pas, ce n’est pas beau.
Noir, c’est un mot tabou ? Qu’on doit taire ? On le voit dans sa tête, mais on ne veut pas l’entendre ni mettre dans sa bouche ?
Quand je dis Noir, je connais des gens qui m’interrompent et font, mais enfin, voyons, qu’est-ce que tu dis ?
Ils vous reprennent parce qu’ils préfèrent entendre Black.
Ou gens de couleur.
Sauf que cette formule ne dit pas la couleur. Elle laisse seulement supposer qu’il n’y a que les Noirs qui en ont une.
Et maintenant, depuis quelque temps, on dit Subsaharien !
Est-ce un sociologue qui dit ça ?
Non ! Subsaharien ? Mais j’ai dit, quand même, ce n’est pas possible. Moi, je ne suis pas Subsaharienne ! Charlene, la femme du prince Albert de Monaco, elle est subsaharienne. Alors, on me répond, mais qu’est-ce que ça a avoir ? Ben, je dis, oui, Charlene est Sud-Africaine. En tout cas, moi, je ne me sens pas comme ça. Après, on me regarde de travers. Mais ce n’est pas parce que Charlene est blonde qu’elle n’est pas Africaine. Et les gens sont tout catastrophés quand tu leur dis qu’Albert de Monaco a épousé une Africaine. Ah, non, ça ne leur vient pas à l’idée !
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, Astérie Mukarwebeya est précédemment intervenue dans la catégorie vagabonds experts où elle a décrypté une phrase révélatrice de l’incompréhension que la majorité a des phénomènes de discrimination : J’ai la chance d’avoir le physique parfait pour les entretiens d’embauche (lire ici).
On se quitte en émotion avec une chanson emblématique de la lutte pour les droits civiques : A change is gonna come de Sam Cooke. Elle est tirée du dernier album paru du vivant du chanteur-compositeur qui, à 33 ans, a été abattu, le 11 décembre 1964, dans un motel. Petite, j’ai si souvent entendu ma mère bio la chanter que c’est son image qui s’impose dès que j’entends :
I was born by the river
Je suis né au bord de la rivière
In a little tent
Dans une petite tente
And just like the river
Et comme la rivière
I’ve been running ever since
Je n’ai jamais cessé de courir depuis
It’s been a long, long time coming
Ça fait un long, long moment que j’attends
But I know a change gonna come
Mais je le sais, un changement va arriver
Oh, yes it is
Oh, oui c’est vrai
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