L’écriture portée à la jouissance
S’il est, dans ma vie, un homme qui ressemble à un père spirituel, c’est bien Marcel Moreau.
Modèle, non par son style aussi inimitable que la musique infredonnable du vent, mais parce que son exigence d’écriture, sa liberté installée à un niveau de qualité qui bouscule à chaque mot l’esprit du lecteur ou de la lectrice.
Paris, je me suis souvent entretenue avec lui, dans son salon, sous la garde noire d’une tête empaillée d’un taureau, un spécimen camarguais, impressionnant comme l’est Marcel et pourtant, je vous engage à lui parler si l’occasion se présente. Peu de paroles font cet effet de désir du monde ouvert à l’urgence de vivre, offrent une pareille sensation de chance vive et vertigineuse.
Marcel Moreau est un immense écrivain et un être humain d’une envergure onirique ou presque fantastique. Fantastique voilà l’impression que laisse, dès les premières lignes, Julie ou la dissolution, à se demander si nous est raconté on ne sait quel fantasme menant on ne sait trop où.
Et pourtant, l’auteur dit que tout y est vrai, tout est vécu. Quel est ce tout ? Un jour, dans un bureau banal en période estivale propice au dérapage, dans la vie d’extinction étriquée, laborieuse et caniculaire du bureau où Hash est correcteur de la revue Toutes-Sciences, un jour pas possible, apparaît le personnage de Julie.
Une apparition qui allume le feu, comme Johnny Hallyday chante.
La beauté de Julie s’est installée tout de suite aux quatre coins de la pièce, devenue silencieuse et inutile. (p. 22)
Les employés, que dilapidait le quelconque, saccageait l’ennui, perdent pied. Subjugués ou hallucinés, ils sombrent, comme on s’élève, en un instant, sous l’emprise souveraine de la nouvelle qui ne connaît pas de limites.
Platement dit, Julie fout un sacré bordel. Mais rien est plat dans l’incarnation qu’est Julie de la paresse majestueuse.
Et son incompréhension des matières du bureau se révèle délicieuse et enchanteresse. Sa maladresse, une grâce merveilleuse, quasi aquatique.
Là où tout autre femme ne réussissait qu’à force de sexe et de spasmes, ses yeux orientés vers moi suffisaient. (p. 57)
Julie, l’insaisissable reine-magicienne silencieuse, prêtresse Circée rousse, spontanée, qui irradie de beautés dé-bornées.
Julie est littéralement extravagante !
Une force de jouissance centrifuge, qui fait exploser le bocal suffocant du bureau, éjecte l’espace professionnel hors de ses repères.
Le pouvoir de Julie entraîne les employés dans un étrange carnaval peut-être rêvé où l’abolition des entraves et des tabous donne lieu à des scènes sensuelles et d’une démesure cruelle.
Un changement de focalisation a lieu au milieu du récit et Hash, le narrateur qui espérait que quelque chose lui arrive, Hash devient un personnage de ce défilé de magies absurdes, un carnaval de fous dépassant l’entendement et dont l’euphorie et l’énergie ivre agissent tel un aimant des instincts sublimes et féroces
Qui est Hash ? Un homme en attente d’un accident. Est-ce la chose formidable qui monopolise l’attention de John Marcher, le personnage de La Bête dans la jungle d’Henry James ?
Non ! Hash est un homme en faim de femmes dont les gouffres lui apprendront la profondeur de ses propres souterrains.
Où la quête de John Marcher consiste à patienter dans l’attente trop préjugée, à jouir solidement de la patience ouverte à elle-même au détriment de l’existence de Mary, sa compagne d’attente, Hash s’ouvre, avec un appétit d’ogre, à l’imprévisible, accueille l’incarnation de l’événement qu’est Julie en son excès de vice et de pureté.
Les colosses me comprendront : La force est monotone et pauvre. C’est la faiblesse qui est riche. À un moment donné, la force lasse (p. 49)
Hash, fasciné par Julie, participe à la ruine de la vie cadrée du bureau à la faveur d’un rite sacrificiel d’immolation des éléments directeurs ou négatifs, le directeur et les secrétaires du bureau qui peut entrer dans un nouvel ordre sorcier : celui du renversement nietzschéen des valeurs, celui du triomphe des rires, du vin et sexuel orgiaque.
Le souhait de la réconciliation de la bienveillance et la malveillance est illusoire.
Cependant, notons, dans l’acquiescement à l’union des contraires, le oui au fait que l’homme est mi-ange, mi-bête, quelque chose de baudelairien, une espèce de culture des Fleurs du mal dans l’un d’un jardin où :
Demeure l’acceptation, le goût infiniment pur et purifiant d’être anéanti (p. 128).
Mais cette aventure est une expérience qui frôle la folie ? Peut-on s’en tirer indemne ? Non ! Mais la raison qui n’a jamais exécuté un pas de deux avec un bout de folie, la raison que n’ont jamais traversée les battements et les rythmes d’un grain de folie, jouit-elle vraiment de toutes ses facultés ?
Remerciements à Patryck de Froidmont. Retrouvez ses œuvres originales sur son website. Toutes reproductions interdites sans l’autorisation de l’artiste.
0 commentaires