De l’attention à la vulnérabilité de tous
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, c’est le 24 février 2018, dans le cadre de la Foire du livre de Bruxelles, que l’écrivain et dramaturge Kossi Efoui a eu l’amabilité de répondre aux questions suivantes.
Les vagabonds sans trêves : Hier, en fin de journée, lors d’une rencontre avec Fouad Laroui et Tierno Monénembo, animée par Khalid Lyamlahy, vous avez dit que les hommes subissent aussi le système patriarcal. Alors, où les femmes sont en difficulté, les hommes ne sont pas si bien que ça ?
Kossi Efoui : Disons que la société patriarcale, guerrière, fondée sur la compétition et l’écrasement de l’autre, ce modèle de société ne fait pas que souffrir les femmes. La société fondée sur la domination de l’autre ne fait pas souffrir que les femmes. Et cette société n’a pas à être questionnée uniquement par les femmes. Il faut que les hommes disent aussi que ce modèle de société leur est insupportable.
Ils doivent être davantage dans l’inquiétude partagée ?
Il faut que les hommes pensent contre leur camp supposé. Et il faut qu’ils disent la souffrance en tant qu’homme, en tant que mâle d’appartenir à une société où on est surdéterminé par un modèle masculin.
Un modèle masculin ! Un, parce que la société patriarcale, c’est comme la société monothéiste dans laquelle, la polyrythmie, on ne connaît pas. Donc, c’est un, j’insiste, un modèle masculin et en dehors de ça, c’est le désarroi…
Le désarroi, c’est… ?
Eh bien, pour moi qui vous parle, c’est être adolescent, dans une dictature où le modèle corporel masculin est plutôt du genre musclé et para-commando. S’il n’y avait pas eu Mick Jagger, s’il n’y avait pas eu Jimi Hendrix, s’il n’y avait pas eu le glam rock, avec ces hommes qui offraient une masculinité débridée, avec un boa autour du cou, qui n’empêche pas d’être un homme…
Un homme préférant un modèle plus ambigu ?
Voilà ! S’il n’y avait pas eu ça, moi, j’aurais été désespéré à l’adolescence, parce que ce modèle corporel masculin des guerriers, des para-commandos, des bagarreurs, mais… mais ça me donnait envie de vomir ! Donc, la question est que les hommes pensent contre leur camp supposé et qu’ils puissent dire aussi la souffrance d’être homme dans un monde d’hommes conçu de cette façon.
Ce modèle de masculinité est donc aussi un fardeau pour eux… ?
La masculinité ainsi conçue est un fardeau pour beaucoup d’hommes et il faut qu’ils commencent à le dire. Qu’ils disent la souffrance. Et ne continuent pas à faire les matamores, parce que, en agissant de cette façon, ils sont toujours victimes des valeurs dites masculines. Il faut qu’ils comprennent que ce modèle, imposant une représentation unique de la masculinité, est à critiquer. Ils doivent aussi le critiquer !
Quelle forme peut prendre cette critique ?
Les femmes qui sont au front, qui sont en premières lignes de ce combat, les femmes ont trouvé une formule extraordinaire : mon corps m’appartient. On peut penser que cette parole : mon corps m’appartient ne concerne que les femmes, que c’est juste une parole de femmes, parce qu’elles sont agressées, parce qu’elles sont violées, parce qu’elles sont martyrisées…
On peut le comprendre comme ça, mais il faut prendre cette formule et la généraliser. Il faut que les hommes commencent à se dire aussi mon corps m’appartient, on ne va pas m’attraper, me mobiliser pour le faire massacrer, mutiler, dégrader à la guerre, j’en fais ce que je veux, mon corps m’appartient !
Je ne veux pas qu’on l’abîme au nom de je ne sais quel combat…
Oui, reprenons ce slogan dit féminin, ce slogan dit féministe en l’appliquant à tous, universellement. Et c’est ce qu’on dit aux enfants, aujourd’hui : ton corps t’appartient, attention, ne laisse personne te toucher. On dit ça pour les éveiller à leur protection contre les prédateurs. Ah, intéressant, n’est-ce pas ? Mon corps m’appartient, merci, les filles. On le prend pour nous. Moi aussi, en tant que garçon, je veux défiler dans la rue en disant : mon corps m’appartient !
Ce que le modèle de masculinité dénie aux hommes, c’est la vulnérabilité. Or la vulnérabilité, c’est l’humain. Il y a une dimension positive de la vulnérabilité dont on ne parle guère, puisque exister, c’est toujours coexister. Nous sommes dépendants de l’autre, c’est notre condition, dans les jours heureux comme malheureux. Mais ce qu’on refuse aux hommes, c’est la vulnérabilité, et la sensibilité ouverte, la tendresse…
Oui, le refus de la vulnérabilité est un obstacle pour qu’on puisse dire la vérité, la vérité sur l’expérience vécue des hommes dans la société.
Et là, pour les hommes que pour les femmes, il y a un effort à accomplir d’acceptation de la parole, un effort d’accueil…
Vrai, il faut qu’il y ait accueil des hommes qui disent leur vulnérabilité.
Leur parole ne doit pas se heurter au mépris ou à la conduite prédatrice en retour.
Voilà, exactement, c’est ça ! Vous avez mis le doigt sur l’autre point sensible de la question.
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, l’écrivain et dramaturge Kossi Efoui, un des auteur les plus singuliers de sa génération, serait né dans le Golfe de Guinée, d’après son éditeur et, d’après les sources communes, au Togo. Suite à sa participation au mouvement de contestation du régime de Gnassingbe Eyadema, il est contraint à l’exil. Réfugié en France depuis 1990, il a publié cinq romans : (La Polka (1998), La Fabrique des cérémonies (2001), Solo d’un revenant (2008), L’ombre des choses à venir (2011), Cantique de l’acacia (2017) ; des pièces de théâtre : Que la terre vous soit légère, Le Petit Frère du rameur (1995), IO (2006), Récupérations (2010), La Malaventure (2010), Oublie ! et Voisins anonymes (2011) ; et des nouvelles dont, notamment, le recueil : Volatiles (2006). Depuis 2005, Kossi Efoui travaille en complicité avec Nicolas Saelens et la Compagnie Théâtre Inutile.
Qu’on se dise et redise, c’est de toutes parts que la parole doit déborder. Dans l’entretien qu’il a accordé aux Vagabonds sans trêves, l’écrivain Dany Laferrière en appelle aussi à la nécessité faire discuter tout le monde (lire ici). Libérer la parole, y a-t-il plus fertile façon de se débarrasser du stock de silences appris qui laissent l’expérience des uns dans l’angle mort des autres ? Les laissés-pour-compte sont souvent confrontés à la précarité économique, comme les mères célibataires (lire, dans Le Monde, pour la France ici et sur le site de la RTBF, pour la Belgique ici). Le phénomène n’est pas accidentel dans des sociétés organisées de sorte que la parole et les œuvres des mères ont moins de valeur que la parole et les œuvres des pères. À cette inégalité ancienne s’ajoutent les hiérarchies basées sur une variété de catégories : race supposée, orientation sexuelle, niveau de vie, différence psychique, physique et intellectuelle, culture, langue et esthétique, pédagogie, religion et spiritualité, lieu de résidence, autorité de l’état… Ces injustices, qui s’entre-renforcent, forment un système complexe de destruction de l’humain et du règne du vivant tellement plus mystérieux et inspirant que la représentation agenouillée que nous en offre la tyrannie de la loi du plus fort. Comment sortir de l’ivresse de la compétition pour la compétition, de la guerre de tous contre tous, de cette l’hybris ou sentiment de démesure qui nie l’importance essentielle de l’altérité ? En injectant, dans les activités humaines, de l’imaginaire de la solidarité. Mais solidaire de qui ? De la singularité prompte au dialogue nuancé. Oui, oui, il s’agit de dialoguer et non plus s’aligner ou marcher comme un seul homme au nom d’une cause supérieure, un front commun ou une bannière sous laquelle se ranger. Cette mobilisation reproduit la stratégie de la croyance qu’elle veut combattre, quand il est urgent de dépasser les idéologies écohomicides, grand temps de s’évader de la prison des croyances asphyxiantes pour imaginer d’autres possibles, inventer d’autres chemins respectueux de la condition terrestre.
Dans les années quatre-vingt, beaucoup d’artistes, comme Boy George, Grace Jones, Jimmy Somerville, Annie Lennox, ont décloisonné les représentations des genres, mais celui qui a, sans doute, le plus plastiqué les frontières est Prince, icône purple glam et musicien virtuose.
Dans Controversy (1981), tiré de l’album du même nom, ce monstre génial d’ambiguïtés chantait :
I just can’t believe all the things people say – Controversy
Je n’arrive pas à croire ce que les gens disent – Controverse
Am I black or white? Am I straight or gay? – Controversy
Suis-je noir ou blanc ? Suis-je hétéro ou gay ? – Controverse
Quand on désire quelqu’un, comme la seule vraie question qui vaille est de savoir si le répondant est du même ordre, on se quitte avec If I Was Your Girlfriend (1987) de l’album Sign o’ the Times de Prince, l’homme-sœur, sexy , certes, pas parfait, mais si menu et immense dans sa fourrure blanche qui, comme le public tressaille, à chacune de ses contorsions libertaires :
If I was your girlfriend
Si j’étais ta petite amie
Would you remember to tell me
Te rappellerais-tu de me dire
All the things you forgot
Toutes les choses que tu oublias
If I was your man, if I was your man
Si j’étais ton homme, si j’étais ton homme
If I was your best friend
Si j’étais ton meilleur ami
Would you let me take care of you
Me laisserais-tu prendre soin de toi
And do all the things that only your best friend can
Et faire toutes les choses que seul ton meilleur ami peux
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